«On doit arrêter de se laisser faire!»

Portrait • Chaque mois, nous vous proposons le portrait d’une personne ordinaire dont les expériences, le vécu et les idées n’ont que trop peu de place dans les médias dominants. Pour ce premier numéro, nous avons rencontré le neuchâtelois David Tondin, chauffeur-livreur depuis 20 ans. Il nous parle de ses conditions de travail, de l’évolution de son métier, de l’impact du covid, mais aussi de ses idées pour changer les choses.

Je retrouve David à 15h15 à la gare de Neuchâtel, il vient de terminer sa journée de travail. Chauffeur-livreur depuis 20 ans dans la même entreprise alimentaire, il se lève tous les matins à 4h30. Pour être en forme à son poste, il doit se coucher au plus tard à 21h : «Je conduis quand même un 7,5 tonnes, il faut avoir les idées claires. C’est une question de sécurité pour les autres et pour moi». D’autant plus que la durée de travail hebdomadaire est longue. D’environ 42 heures en hiver, sa semaine de travail peut atteindre les 50 heures en été.

Nous nous déplaçons vers le bord du lac pour l’entretien, et David me raconte comment il en est arrivé à exercer ce métier. A 15 ans et demi, il a d’abord fait un apprentissage dans la vente, un domaine dans lequel il a ensuite travaillé trois ans. La paie était basse et les horaires pénibles. Grâce au bouche-à-oreille, il est engagé comme magasinier dans une entreprise, puis démarre comme chauffeur pour dépanner. «Finalement, je suis resté chauffeur, raconte-t-il. J’ai appris à aimer conduire, à faire de la route. J’aime le contact avec les clients, croiser du monde». Le métier offrait de meilleures conditions de travail que la vente et lui autorisait également une certaine liberté qu’il appréciait.

Mais au fur et à mesure, il découvre les difficultés de l’activité, en particulier la pénibilité et ses conséquences physiques: «A 41 ans, je suis déjà tout foutu. J’ai des problèmes de dos – aux niveaux des cervicales et des lombaires -, des problèmes de fatigue… A l’époque où j’ai commencé, on ne livrait que des cartons de glaces, donc c’était plus léger. Aujourd’hui, on porte des bidons d’huile, des sacs de farine de 25 kilos, des bouteilles. Il y a des escaliers à monter ou le matériel à descendre à la cave.»  

Une situation financière intenable

Je l’interroge sur les autres évolutions du métier, en particulier en lien avec l’émergence de nouvelles plateformes de livraison très concurrentielles. Dans son entreprise, le système de livraison a été entièrement revu pour se mettre au niveau des nouveaux concurrents. La numérisation avance à vitesse grand V, au point que depuis cette année, David et ses collègues sont en permanence suivis dans tous leurs déplacements par un GPS. «On est suivi par le patron en permanence, regrette David. Il sait tout ce qu’on fait, où on se trouve, à quelle heure, quand on va petit coin, si on fait une pause pour boire un café. On a un peu la trouille…».

La concurrence a également augmenté la pression sur les livreurs par d’autres biais. Elle est exercée par la hiérarchie mais aussi par les clients. «On nous dit que les chauffeurs de telle entreprise commencent plus tôt, qu’ils descendent la marchandise jusqu’en bas… En principe, les clients voient que les livreurs font le maximum et ils ne sont pas trop sévères avec nous. Mais au bout d’un moment, quand il y a des retards, même si c’est lié au système informatique, au trafic, à la centralisation… c’est quand même le livreur qui fini par se faire engueuler par tout le monde, même s’il n’est pas responsable»

Pour David comme pour beaucoup d’autres travailleurs et travailleuses, la pandémie de covid-19 est venue compliquer encore la donne, sur le plan financier cette fois. Alors qu’il reçoit en temps normal un salaire d’environ 5100 francs bruts, il se retrouve tout à coup au RHT et ne touche plus que 80% de son revenu. Et cela alors que sa conjointe avait arrêté de travailler pour s’occuper de leur fils en bas âge. Les charges, elles, n’ont pratiquement pas diminué. Alors que David pensait dans un premier temps que cette situation ne durerait pas, elle s’est finalement prolongée quatre ou cinq mois. «Heureusement, j’avais un petit matelas sur mon compte épargne, mais il a fondu comme neige au soleil. J’ai tout utilisé pour payer les factures courantes, le loyer, la nourriture, l’essence… Grâce à cette épargne, je n’ai pas eu besoin de m’endetter. Mais aujourd’hui il ne me reste aucune économie».

Un deuxième coup du sort est venu compliquer la situation financière de David. Lui et la mère de son fils se sont en effet séparés peu après la période de semi-confinement. Si son salaire s’est entre-temps à nouveau rétabli à 100%, le paiement d’une pension alimentaire de 1400 francs par mois est venu s’ajouter à ses charges habituelles. Pour la première fois de sa vie, il se retrouve dans une situation financière intenable à moyen terme: «Je dois tout regarder au moindre centime. C’est difficile de se lever le matin pour aller travailler en se disant que tout ce travail ne rapporte même pas de quoi aller boire une bière avec les potes ou se faire de temps en temps un resto… J’ai même dû refuser des invitations parce que je ne pouvais pas me payer un plein d’essence! De temps en temps, je m’autorise quand même une sortie, mais je suis très attentif à ce que je dépense pour que la note soit la plus petite possible. La seule pensée qui me console est que je fais tout ça pour mon fils.»

Sans nous, ils ne sont rien

David n’est pas un râleur. Il rappelle que d’autres personnes sont moins bien loties que lui. Ses collègues étrangers par exemple, qui sont confrontés, en plus des difficultés déjà évoquées, à la crainte de perdre leur permis de séjour s’ils se font licencier. Néanmoins, son bilan du monde du travail après 26 ans de vie active est loin d’être rose. «En Suisse, les travailleurs sont peu mobilisés. Les patrons nous tiennent par la peur. On nous dit : si t’es pas content, tu pars, il y en a dix qui attendent derrière. Et on ne connaît pas nos droits.»

Je lui demande ce qu’il faut faire pour que cela change. Sa réponse est décidée : soutenir toutes les réformes comme l’augmentation des vacances, la baisse des heures de travail ou le salaire minimum. Ensuite, tous se syndiquer et se renseigner sur ses droits en tant que travailleurs. «On doit arrêter de se laisser faire et mettre la pression sur le patronat. Parce que sans nous, ils sont rien du tout. Sans les ouvriers, il n’y a pas d’entreprise, pas de business, pas de richesses. Au final, même si c’est peut-être utopique en Suisse aujourd’hui, je pense qu’on devrait même créer des entreprises sans patron qui appartiennent à tous les ouvriers.»

Amanda Ioset