L’Europe connaît un hiver chaud. En février, les protestations syndicales se sont multipliées, notamment en Grande-Bretagne, en France, en Espagne et au Portugal. Et dans d’autres pays, l’agitation grandit autour de questions non résolues, comme l’immigration extra-européenne, qui devient de plus en plus restrictive.
Dans le même temps, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, qui entrera bientôt dans sa première année le 24 février, continue d’avoir des répercussions économiques négatives et reste une épine dans le pied d’un continent qui regarde avec inquiétude ses sombres perspectives économiques. Toutes les prévisions indiquent que, même si elle parvient à échapper à la récession, la croissance européenne sera proche de zéro cette année, les salaires réels s’appauvriront encore et l’État-providence, déjà affaibli, sera de nouveau mis à mal.
La protestation parle français…
Depuis plusieurs semaines, la France est le théâtre de l’une des mobilisations citoyennes les plus spectaculaires de ces dernières années. Depuis le 19 janvier, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester contre le nouveau projet de système de retraite, qui prévoit de porter l’obligation de travailler de 62 à 64 ans, avec des augmentations partielles jusqu’en 2030.
Le coût principal de la réforme proposée par le président Emmanuel Macron retombera sur les classes populaires et, par génération, sur ceux qui commencent à travailler très jeunes, à 18, 19 ou 20 ans.
Au moment même où le gouvernement serre la vis sociale, les entreprises représentant le grand capital français, comme TotalEnegies, Axa, Crédit Agricole, Carrefour, BNP Paribas, Electricité de France, entre autres, tendent à accumuler d’importants bénéfices. Un exemple emblématique: en 2022, TotalEnergies a enregistré un bénéfice d’exploitation de 36 milliards d’euros, soit 90% de plus qu’en 2021. La colère populaire s’appuie sur ces différences croissantes entre les grandes entreprises et le citoyen «ordinaire».
Le 11 février, la quatrième mobilisation intersyndicale a rassemblé, selon les organisateurs, plus de 2,5 millions de personnes (1 million si l’on tient compte des informations officielles). Ce rassemblement a anticipé les manifestations dans tout le pays et la 5e et nouvelle journée nationale de protestation prévue le jeudi 16 (à l’heure où nous écrivons ces lignes).
Dans le même temps, les arrêts répétés dans divers secteurs, dont le rail, font de la France un pays partiellement fragilisé dans certaines de ses activités quotidiennes, comme les transports, les écoles et les raffineries.
Et aussi l’Espagne et le Portugal…
En Espagne et au Portugal aussi, le tollé social s’est amplifié au cours du deuxième week-end de février. Le samedi 11 février, plus de 250’000 personnes ont défilé à Lisbonne (qui compte un peu plus d’un demi-million d’habitants), à l’appel des syndicats d’enseignants, pour réclamer des améliorations fondamentales du modèle éducatif et de la politique salariale.
Un jour plus tard, près d’un million de manifestants sont descendus dans les rues de Madrid et d’autres villes et régions du pays, comme la Galice, pour exiger des améliorations substantielles du système de santé et des conditions de travail du personnel de santé. Les promoteurs de la manifestation de Madrid ont dénoncé le fait qu’une personne sur quatre ayant un problème de santé n’a pas accès aux consultations au niveau des soins primaires.
Sans oublier l’Angleterre
Le mercredi 1er février, quelque 300’000 enseignants dans 23’000 écoles de Grande-Bretagne se sont mis en grève à l’appel du syndicat de l’éducation nationale (NEU). Selon les chiffres du gouvernement, 51,7% des écoles financées par l’État étaient partiellement ou totalement fermées ce jour-là. Des grèves ont également paralysé les 150 universités du pays, en raison de la protestation de 70’000 professeurs de l’Universities and Colleges Union. Les sources syndicales estiment que plus de 500’000 travailleurs ont rejoint la grève ce jour-là.
Le lundi suivant, le 6 février, a vu le début de l’une des grèves les plus participatives de l’histoire du système de santé publique britannique, menée conjointement par des dizaines de milliers d’infirmières et de personnel paramédical. La revendication de base: des augmentations de salaire pour contrer une inflation à deux chiffres, qui n’a jamais été aussi élevée depuis 40 ans. La deuxième journée a été décrite par les médias continentaux comme la plus importante des 75 ans de l’histoire du National Health Service (NHS). Entre le mardi 7 et le vendredi 10, le secteur infirmier, puis les kinésithérapeutes et enfin le personnel ambulancier se sont remis en grève.
Parallèlement à la grève des enseignants au début du mois, les fonctionnaires et les cheminots se ont débrayé, dans ce qui est considéré comme la plus grande grève de la protection sociale de la dernière décennie.
Bien que certains analystes estiment que les performances économiques européennes ne présentent pas de signes si négatifs dans les premières semaines de 2023, ils ne parviennent toujours pas à contrebalancer les prévisions d’une année très difficile avec les répercussions sociales correspondantes, en particulier pour les secteurs salariés et les plus vulnérables du continent.
Dignité pour les migrants
Lettres noires sur fond jaune: «Stop Dublin». Telles sont les couleurs des centaines d’affiches qui ont été hissées par une grande partie d’une manifestation à Berne, le premier samedi de février. Rassemblés sur la Place fédérale, devant le siège du gouvernement suisse, les manifestants ont dénoncé l’application abusive par la Suisse de la Convention de Dublin de 1990. Convenue entre les pays de la Communauté européenne, l’Islande, la Suisse, le Liechtenstein et la Norvège pour régler les demandes d’asile politique et adaptée à plusieurs reprises, cette convention permet à tout demandeur d’asile d’être expulsé rapidement vers le pays signataire par lequel il est entré sur le continent européen.
Selon Amnesty International, «la Suisse est l’un des pays qui applique le plus strictement la procédure Dublin». L’organisation de défense des droits de l’homme estime que ce formalisme excessif est non seulement préjudiciable à la santé mentale et physique des personnes concernées, mais entraîne également des violations des droits fondamentaux et des droits de l’enfant.
La mobilisation à Berne, sans être massive, a été l’une des plus importantes de ces derniers temps en matière d’asile. Elle a exigé plus de compréhension et de flexibilité de la part du gouvernement, qui profite de certaines prérogatives de la Convention de Dublin pour expulser des demandeurs d’asile, de préférence vers la Croatie. Les manifestants ont également dénoncé les mesures vexatoires et violemment répressives utilisées par la migration croate, notamment à l’égard des personnes originaires d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient.
Selon Amnesty International, l’année dernière, la Suisse a demandé aux autres Etats européens, dans le cadre de la Convention de Dublin, d’accueillir 4’936 demandeurs d’asile, soit près de 1’000 de plus qu’en 2020 (2).
La question de la migration occupe une place importante tant dans la Confédération suisse que dans le reste de l’Europe; elle est au centre du débat politico-idéologique de la société; elle divise les eaux entre l’extrême droite xénophobe et les secteurs progressistes et humanistes, et reflète certaines des grandes tensions sous-jacentes qui entourent le Vieux Continent.
Une économie glaciale
Si certains analystes croient déceler des signes moins négatifs dans les performances économiques européennes au cours des premières semaines de 2023, ils ne parviennent toujours pas à contrebalancer les prévisions d’une année très difficile avec les répercussions sociales correspondantes, notamment pour les secteurs salariés et les plus vulnérables du continent.
«L’Europe est toujours en difficulté»: Tel est le titre d’une analyse publiée le 9 février par le site économique suisse ALLNEWS (1). Avec le sous-titre correspondant : «La crise énergétique et la paupérisation des travailleurs continuent de pénaliser une Europe défaillante».
Son auteur, Christopher Dembik, de Saxo Bank (une banque danoise spécialisée dans l’investissement et le trading en ligne), souligne toutefois que «nous avons été trop pessimistes à propos de la zone euro» et rappelle qu’«il y a quelques mois, plus de 90% des analystes prévoyaient une récession d’ici 2023».
Selon M. Dembik, la baisse des prix de l’énergie, l’absence de pannes d’électricité (résultat à la fois de la diversification de l’approvisionnement énergétique et de températures hivernales pas si basses) et la résistance de certains fondamentaux économiques (notamment en Allemagne) déterminent la nécessité de réviser les perspectives pour cette année.
Son analyse rappelle que la projection initiale du produit intérieur brut (PIB) de la zone euro en 2023 était négative. Et il précise que son institution bancaire est convaincue que l’Europe de l’euro pourrait éviter la récession cette année et viser une croissance du PIB de 0,3% à 0,4%. «Une amélioration timide mais significative, et ce n’est peut-être que le début», souligne M. Dembik. Toutefois, son analyse se termine en mentionnant les points de tension qui continueront de peser sur les économies de la région. En raison du rendement du crédit européen GI (Investement Grade) de 4%, pour la première fois au cours de la dernière décennie, une pression accrue sur le crédit se fait sentir, ce qui affectera les entreprises qui doivent accéder à de nouvelles sources de financement. Enfin, la crise énergétique reviendra sur le devant de la scène avec la nécessité de reconstituer les stocks épuisés, ce qui pourrait entraîner une hausse des prix des carburants dans les mois à venir. L’UE pourra trouver des fournisseurs et importer, par exemple, du gaz naturel liquéfié des États-Unis, d’Australie ou même du Mozambique, mais à un prix élevé. Et ce problème énergétique risque fort d’entraîner une hausse de l’inflation au cours du second semestre de l’année.
L’analyse de M. Dembik, qui exprime une vision macro-financière, conclut que les chances d’éviter une récession «semblent élevées». Toutefois, il reconnaît que l’Europe stagne et que la crise énergétique reste l’un des principaux problèmes, de sorte que «bien que la Banque centrale européenne prévoie une augmentation substantielle des salaires, nous constatons qu’en réalité les travailleurs s’appauvrissent dans la plupart des pays». En outre, de nombreuses entreprises qui ont bénéficié des périodes anormales de taux d’intérêt négatifs vont maintenant être confrontées à la réalité et feront probablement faillite.
Passant de l’analyse économique à l’analyse politique, le responsable de Saxo Bank anticipe des perspectives sombres: «Nous ne sommes pas optimistes….La Suède, qui préside actuellement le Conseil de l’Union européenne, est focalisée sur la guerre en Ukraine, tandis que la présidence espagnole, au second semestre 2023, sera dominée par les élections. Ainsi, le paysage politique ne semble pas porteur de grandes ambitions cette année».
La fébrilité de la contestation qui ouvre 2023 et s’intensifie dans la première quinzaine de février n’est pas fortuite. Aux faibles projections de croissance s’ajoute une concentration de plus en plus importante des profits, notamment dans les grandes transnationales. L’équilibre de la redistribution des revenus est déréglé et la contestation sociale s’intensifie et se répand dans les rues.
(1) https://www.allnews.ch/content/points-de-vue/une-europe-encore-en-difficulté
(2) www.amnesty.ch/fr/themes/asile-et-migrations/asile-en-suisse/docs/2022/faits-et-chiffres-2021.