Dans votre ouvrage, vous commencez par poser la distinction entre les deux courants de l’antiracisme qui sont hégémoniques aux Etats-Unis et dans le monde francophone à l’heure actuelle, l’antiracisme dit «libéral» et l’antiracisme dit «politique».
Florian Gulli Par antiracisme libéral, je décris le type de discours antiraciste le plus répandu, celui du personnel politique libéral en général, c’est essentiellement une politique éducative à la diversité et à l’ouverture d’esprit, et une politique de production d’élites à l’image de la société, qui vise à donner de la visibilité à des minorités, ce qui n’est pas une mauvaise chose. Mais ce courant est souvent porteur d’un élitisme sous-jacent, contre les classes populaires présumées racistes et incapables de penser la diversité. On a vu cette accusation par exemple au début du mouvement des gilets jaunes en France. Cet antiracisme reste basé sur une idéologie du mérite et est parfaitement compatible avec des politiques d’abandon complet des quartiers périphériques.
L’antiracisme qui se dit «politique» fonctionne comme une réaction à cela, avec l’idée qu’il faut politiser les ghettos et se centrer sur des problèmes subis directement par ces populations, comme la question de la police. Ces militants avaient bien compris comment une certaine bourgeoisie pouvait tirer des bénéfices à se déclarer antiraciste. C’est une critique bienvenue, mais qui s’est malheureusement formulée en termes raciaux. Ce courant reprend la grille de lecture marxiste, mais remplace l’analyse de classe par les aspects raciaux : il s’agit de renforcer le groupe racial, la prise de conscience raciale, etc.
Vous expliquez aussi comment ces deux courants peuvent se rejoindre et en quoi ils sont parfois inefficaces pour lutter contre le racisme.
J’ai insisté sur le fait que, malgré les apparences, ces deux courants peuvent avoir des points communs. J’estime que les deux ayant peu de perspectives politiques de construction de larges alliances au sein de la population, ils finissent par se réduire à une politique du discours : culpabilisateur, fraternel et abstrait du côté de l’antiracisme libéral, conflictuel et incendiaire du côté de l’antiracisme politique.
Romain Gary décrivait déjà dans Chien blanc, paru en 1970, cet aspect encore actuel de l’antiracisme politique. Il observait, dans certains discours du mouvement noir aux Etats-Unis, des politiques verbales incendiaires, qui appelaient à «brûler l’Amérique», couplées à une impuissance politique très forte.
Mais surtout, dans les deux antiracismes, la classe sociale est évacuée. Le premier se concentre toujours sur l’individu, et le second emploie toujours des catégories tels que «racisé», «non-blanc» dans son analyse de tous les phénomènes sociaux. Aux Etats-Unis, même le chômage ou les questions salariales sont le plus souvent perçues sous l’angle de la race, et non de la classe sociale.
A partir de cette opposition, vous dégagez des éléments permettant d’illustrer une tradition socialiste et marxiste de l’antiracisme.
Dans les deux premiers courants, la question de la majorité de la population est perçue négativement. Les libéraux l’ont toujours eu en horreur et pour les autres, c’est la majorité blanche à laquelle on s’oppose. Or, le courant socialiste et marxiste s’est toujours adressé à la majorité.
Contrairement à ce qu’on lui reproche, la tradition socialiste a toujours, d’un point de vue théorique, analysé les divisions internes de la classe ouvrière. Ce qui ne veut pas dire que tous les militants ont été à la hauteur et n’ont pas pu faire preuve de racisme.
Mais il y a aussi une différence stratégique. Dans l’antiracisme socialiste, il ne s’agit pas seulement de construire une coalition de minorités, mais une grande coalition de classe pour l’émancipation de toutes et tous, et donc de s’adresser d’emblée à une majorité, tout en prenant compte du fait que tous les travailleurs ont des statuts différents.
Cette tradition remonte à plus loin que ce que l’on pense.
De fait, le but est aussi de montrer que cette articulation entre les questions de classe et de race existe depuis très longtemps (2). A chaque congrès de la Seconde Internationale socialiste, la question de l’immigration ou la question coloniale sont posées. De nombreux penseurs noirs américains, dès les années 30 et jusqu’au sein du mouvement des Black Panthers, intègrent les questions de classe dans leur analyse des inégalités raciales. Plus tard, elles seront aussi mobilisées pour comprendre l’apartheid en Afrique du Sud.
Vous vous appliquez également à déconstruire certains termes militants tels que l’approche du «privilège blanc».
Ce concept provient des Etats-Unis, plus précisément de l’auteure Peggy Macintosh, qui est elle-même issue de la haute bourgeoisie. Elle s’est appliquée à dresser une liste de tous les privilèges dont seraient dotés tous les blancs uniformément, sans jamais s’intéresser à la moindre différence de classe sociale. Au-delà de ça, même d’un point de vue lexical le concept est absurde. Pour les défenseurs du «privilège blanc», un tel privilège serait par exemple le fait de ne pas être maltraité par la police, contrairement aux noirs.
Or, le fait de ne pas être maltraité par la police devrait être une règle de droit qui s’applique à tous, et non un privilège de certains qui devrait être aboli ayant pour résultat de généraliser la maltraitance policière ! Ce terme est totalement injustifié. Par exemple dans ma région de Franche-Comté, difficile d’aller militer dans les quartiers désindustrialisés auprès de la population «blanche» en leur disant que ce sont des privilégiés, c’est inaudible. En plus, ce terme est employé aujourd’hui par la droite, qui s’attaque par exemple aux « privilèges » des fonctionnaires par rapport aux autres salariés.
De quoi remettre en question le faux procès fait à la tradition socialiste de tout réduire à la classe sociale sans tenir compte d’autres facteurs.
Aujourd’hui, il y a notamment le courant intersectionnel (3) qui prétend redonner une complexité d’analyse qui aurait manqué aux approches socialistes. Mais concrètement, ce courant réduit le plus souvent l’analyse des problèmes sociaux à la race et au genre, et passe sous silence les mécanismes de classe. Dans les articles fondateurs de cette théorie, ceux de de Kimberlé Crenshaw de 1989 et de 1991, le mot capitalisme» n’apparaît pas une seule fois, et le mot «classe» très peu, comparé à celui de «race». Dans ses usages militants, ce concept induit souvent le clivage des mobilisations selon l’angle de la race et du genre au détriment de la création d’une majorité. On s’adresse d’abord aux noirs, d’abord aux femmes, etc. Puis on réfléchit à faire converger les luttes.
Or, et même aux Etats-Unis, il existe nombre de penseurs progressistes dont on entend moins parler qui pensent les limites du prisme de la race et posent la question de la formation de majorités autour de l’analyse de classe pour émanciper l’ensemble de la population.
1 Florian Gulli, L’antiracisme trahi, Presses Universitaires de France, 2022.
2 Voir Antiracisme, 150 ans de combat, 40 grands textes réunis par Florian Gulli, publiée en 2022 par les Editions de l’Humanité
3 Voir notre article sur l’intersectionnalité.