L’intersectionnalité se fait connaître via le mouvement black feminist aux Etats-Unis. C’est la juriste étasunienne Kimberlé Crenshaw en 1989 qui donne un nom au concept d’intersectionnalité. Cette dernière observe que «[…] le positionnement des femmes de couleur, à l’intersection de la race et du genre, rend leur expérience concrète de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier qualitativement différente de celle des femmes blanches. » (1) L’autrice souligne également le fait que les expériences des femmes noires, leurs positions intersectionnelles, sont marginalisées au sein du mouvement féministe et du mouvement antiraciste. Pour le dire simplement, Kimberlé Crenshaw se rend compte que les femmes noires ne trouvent leur place ni dans le mouvement féministe (majoritairement blanc) ni dans le mouvement antiraciste (majoritairement masculin).(2)
Qu’est-ce que l’intersectionnalité ?
Cette théorie entend analyser les rapports sociaux sous une forme bien spécifique. Selon l’intersectionnalité, les différents rapports sociaux de domination tels que le genre et la classe s’entrecroisent et créent des discriminations spécifiques pour les individus se trouvant à ces intersections. « […] Ce terme fait référence à l’intuition critique selon laquelle la race, la classe, le genre, la sexualité, l’ethnicité, la nation, capacité et âge ne fonctionnent pas comme des entités unitaires et mutuellement exclusives, mais comme des phénomènes qui se construisent réciproquement et qui, à leur tour, façonnent des inégalités sociales complexes», explique Patricia Hill Collins, sociologue étasunienne. (3)
Notons que l’intersectionnalité n’est pas une simple addition des discriminations, c’est le croisement entre différents rapports de domination qui construit des catégories spécifiques d’oppression. La sociologue française Eléonore Lépinard ajoute que l’expérience de groupes se situant à l’intersection crée « des intérêts politiques spécifiques ». (4)
De plus, pour les intersectionnels, il est impensable de placer un des nombreux rapports de domination comme prioritaire ou surdéterminant par rapport à un autre. La non-hiérarchie des rapports de domination est donc substantielle à ce courant. Pourtant, on peut observer que les autrices classiques de l’intersectionnalité comme Kimberlé Crenshaw ou encore Angela Davis se concentrent sur certains axes de domination. Cela dévoile une faille de la théorie intersectionnelle. La race, le genre et la classe sont beaucoup plus mis en avant.
Une fausse bonne idée ?
Eléonore Lépinard met parfaitement en lumière le point de vue intersectionnel sur la question de la primauté du rapport de classe : « L’intersectionnalité viendrait occulter les “vrais rapports sociaux”, ceux qui comptent vraiment politiquement et analytiquement, à savoir ceux liés à la classe sociale ».(5)
C’est d’ailleurs la critique que ses défenseurs font aux marxistes : « Contrairement à la matrice marxiste, notre point de vue vise aussi à ne pas privilégier une seule forme de subordination ».(6)
Cette approche prétend détenir le monopole de l’analyse des rapports sociaux dans leurs interactions. Le marxisme par exemple, ne se focaliserait que sur la question de la classe et serait incapable d’analyser d’autres formes de domination. Pourtant, Engels a abondamment analysé la question du rapport entre les hommes et les femmes (7) et Marx a toujours traité de la question coloniale ainsi que du racisme. Les successeurs de Marx et Engels ont également continué d’analyser d’autres rapports en relation avec la classe.
A l’université, l’intersectionnalité se construit en partie en opposition à l’approche marxiste avec comme prétention de dépasser celle-ci. Cette construction en opposition a pour conséquence l’oubli de certaines spécificités liées au rapport de classe. On oublie trop souvent que la classe n’est pas seulement un rapport de domination, mais il est également un rapport d’exploitation entre capitalistes et travailleurs.
Centralité du travail
En effet, il existe une grande confusion entre les termes de domination et d’exploitation. L’exploitation est toujours un rapport de domination, mais tout rapport de domination n’est pas un rapport d’exploitation. L’existence même des classes est définie par l’exploitation c’est-à-dire l’accaparement par la classe capitaliste de la richesse produite par la classe travailleuse. Les capitalistes peuvent le faire car ils sont propriétaires des moyens de production, ce sont eux qui détiennent les usines par exemple. De ce point de vue, le rapport de classe se distingue de tous les autres rapports de pouvoir. Le rapport de classe implique une contradiction fondamentale entre les intérêts de l’une et de l’autre inhérente au système capitaliste. C’est cela qui définit les classes, le rapport d’exploitation.
Dans ce contexte, il ne peut pas y avoir d’égalité entre les classes car elles sont définies par l’inégalité. Soit elles disparaissent, soit l’exploitation perdure. On ne peut pas faire le même constat pour d’autres formes de domination.
La perspective intersectionnelle, en manquant de lucidité sur le fonctionnement du système capitaliste, finit souvent par passer à côté du cœur du problème : « On lutte contre les expressions de la domination, qui n’en sont que les symptômes, au lieu de s’en prendre au système qui les produit», assure Aurore Koechlin.
De plus, nombreux sont ceux qui pensent que mettre une hiérarchie dans les luttes pose une hiérarchie morale ou une hiérarchie de vécu/ressenti. Evidemment, on ne peut pas hiérarchiser la souffrance ou le vécu. Mais cela n’implique pas une équivalence en termes de stratégie. L’économie, comprise comme la manière dont une société donnée organise la production de ses besoins pour sa survie (nourriture, logement, transport, etc.), concerne toute l’humanité sans exception.
Primauté des enjeux économiques
J’ai eu l’occasion d’interroger des déléguées syndicales à propos du féminisme intersectionnel dans le cadre du 8 mars en Belgique. Elles ne vont pas dans le sens de la pensée intersectionnelle. Elles placent les enjeux économiques clairement au centre. Evidemment, elles relient les enjeux économiques au fait que ce sont des femmes ou pour certaines des migrantes. D’ailleurs, elles ne nient pas l’importance de se battre contre le racisme ou le sexisme. Mais il existe une primauté des enjeux économiques autant dans leur vie quotidienne que dans leur militantisme de terrain. L’une d’entre elles dit : « Je crois que le combat maintenant contre lequel on doit le plus se battre, c’est la loi de 96 [Loi qui bloque actuellement une réelle augmentation salariale, ndlr]. Je crois qu’on doit vraiment beaucoup lutter pour plus de salaire et en particulier, pour que nous les femmes, puissions avoir une bonne pension […] je ne me vois pas encore travailler à 67 ans ».
Cette théorie ne permet pas de s’attaquer au fond du problème : le capitalisme. D’autre part, elle se heurte au vécu et aux pratiques des militantes syndicales, pourtant à l’avant-poste de la lutte féministe et de la lutte économique. Si certains affirment : «Pas de féminisme sans intersectionnalité », je préfère : «Pas de féminisme sans lutte des classes !»
Article paru dans la revue Lava : https ://lavamedia.be/fr/intersectionnalite-la-classe-sociale-une-categorie-comme-une-autre
1 Crenshaw, K. W., & Bonis, O. (2005). « Cartographies des marges : Intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, n° 39 (2), 51.
2 Koechlin Aurore, La révolution féministe (Amsterdam), p.53, 2019.
3 Collins, P. H. “Intersectionality’s Definitional Dilemmas”, Annual Review of Sociology, 2015.
4 Lépinard, E. (2015). Praxis de l’intersectionnalité : Répertoires des pratiques féministes en France et au Canada. L’Homme et la société, 198 (4), p.149.
5 Lépinard, E., & Mazouz, S. (2021). « Pour l’intersectionnalité », Pour l’intersectionnalité (p. 371). Anamosa.p.17-18.
6 Gallot, F., Noûs, C., Pochic, S., & Séhili, D. (2020). « L’intersectionnalité au travail », Travail, genre et sociétés, n° 44(2), p.27.
7 https ://lavamedia.be/fr/la-division-sexuelle-du-travail-et-la-domination masculine