Les perspectives moroses de l’Allemagne et de l’Europe

international • Les perspectives 2024 ne sont pas bonnes pour l'Allemagne, première puissance européenne et quatrième mondiale après les Etats-Unis, la Chine et le Japon. Une année de relative léthargie menace également l'économie européenne.

European Union, 2023 - Source: EP - Laia Ros Olaf Scholz devant le parlement européen. (eurparl)

La locomotive allemande progresse moins. Elle n’est plus le leader incontrôlable qu’elle était et inquiète le Vieux Continent. Et même si les prévisions les plus optimistes tablent sur une augmentation de 0,9% du produit intérieur brut (PIB) de l’Allemagne dans les mois à venir, il n’y a pas de signes significatifs d’une «croissance dynamique» telle que la conçoivent les experts.

Bien que les chiffres définitifs du bilan pour 2023 ne soient pas encore connus, il est clair que l’économie allemande sera en queue de peloton en termes de croissance parmi les 38 Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1). Cette situation est inédite au cours des deux dernières décennies et remonte aux turbulences de la fin des années 1990, après la réunification des deux Allemagnes.

Dès la fin du mois de novembre 2023, l’OCDE prévoyait une réduction des prévisions de croissance pour l’Europe tant pour l’année dernière (0,6%) que pour cette année (1,2%). Si ces prévisions se confirment, l’Europe sera, parmi les économies avancées, la région qui mettra le plus de temps à se redresser, tandis que les États-Unis feront preuve d’une certaine résistance (avec une prévision de 2,4% pour 2023 et de 1,5% pour l’année en cours). Loin derrière la Chine et l’Inde, toutes deux en tête en termes de croissance en 2023 et avec des niveaux similaires ou supérieurs en 2024: 4% pour la première et plus de 6% pour la seconde.

L’Europe, à la traîne

La situation est nettement moins favorable pour le Vieux Continent. Dans la zone euro, la croissance en 2023 n’atteindrait, selon l’OCDE, qu’un maigre 0,6 % (trois dixièmes de point de pourcentage de moins que ce qui était estimé en juin dernier). Ceci est le reflet direct de la baisse d’activité dans un pays clé comme l’Allemagne (-0,1%) et de chiffres loin d’être sensationnels en France (0,9%) et en Italie (0,7%). La surprise «positive» de la zone euro en 2023 est l’Espagne, avec une croissance du PIB de 2,4 %, la plus élevée parmi ses pairs.

Les projections de fin novembre ont dû revoir à la baisse les perspectives de croissance des pays de l’UE pour 2024 en raison de l’impact des coûts de financement élevés et du haut niveau d’incertitude. Elle est désormais projetée à un maigre 0,9% et, selon les experts, il faudra attendre 2025 pour voir un taux légèrement plus encourageant d’environ 1,5%. (2)

En dehors de l’UE mais toujours au sein du continent, les signes n’indiquent pas non plus des résultats optimaux pour le Royaume-Uni, avec une expansion économique de seulement 0,7% en 2024 et une projection de 1,2% en 2025.

Selon les analyses les plus optimistes, comme celle du blog d’économie et de finance Bankinter, «après une fin d’année 2023 marquée par la faiblesse, nous entrons dans une phase de croissance molle». Le site estime que l’Europe a déjà traversé ses deux pires trimestres : les troisième et quatrième trimestres de 2023. (3)

L’Allemagne, en mode crise

La réalité économique inquiétante de la «récession technique» à laquelle l’Allemagne est confrontée est étroitement liée à des facteurs géopolitiques entre autres. Une analyse publiée fin décembre par Deutsche Welle, le principal média étranger allemand, affirme que «les temps calmes de la politique étrangère allemande sont terminés» et qu’en 2024, «Berlin doit trouver des réponses à deux guerres, à une Chine de plus en plus agressive et à un ordre mondial instable».(4)

L’article souligne que probablement «aucun événement de politique étrangère au cours des dernières décennies n’a défié l’Allemagne et l’Europe autant que l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022».

Depuis le début de ce conflit, Berlin a fourni une aide militaire importante à l’Ukraine. Cependant, près de deux ans plus tard, aucun progrès significatif n’a été enregistré dans les efforts militaires de l’Ukraine pour reconquérir les territoires occupés.

La coopération militaire des pays occidentaux avec Kiev s’effrite, principalement en Europe et aux Etats-Unis, c’est-à-dire les membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Cette situation est principalement due au coût élevé de cette assistance, à l’impact négatif sur leurs propres finances et à l’absence de succès militaires concrets. La prolongation du conflit semble jouer contre l’Ukraine, qui est épuisée, et contre ses alliés de l’OTAN, qui ne sont pas moins épuisés par le conflit et l’impact sur leurs propres économies. Sans parler de l’épineuse question de savoir qui paiera la reconstruction de l’Ukraine – qui aspire à l’adhésion à l’UE – une fois le conflit terminé. La facture de cette guerre sera salée pour l’Europe occidentale.

L’Allemagne, qui dépend depuis des décennies du gaz bon marché de la Russie, a été contrainte de payer des prix très élevés depuis ce dernier conflit. Surtout par rapport à la France, qui dispose d’une énergie nucléaire abondante, et aux Etats-Unis, qui possèdent leurs propres réserves de gaz naturel. Le gaz consommé en Allemagne au début de l’année 2023 coûte trois à cinq fois plus cher qu’aux États-Unis, tandis que son électricité est quatre fois plus chère qu’en France.

L’industrie allemande paie une part importante du prix de cette situation énergétique anormale: une facture supérieure de près de 40% à celle d’avant la guerre et une baisse évidente de la compétitivité internationale. Les analystes économiques ont calculé qu’à la fin de 2023, ce conflit coûterait à l’Allemagne quelque 160 milliards d’euros, soit 4% de son PIB.

Selon le journal espagnol El País, l’économie allemande se caractérise par l’importance de son secteur industriel, qui représentait en 2021 près de 27% de son PIB, contre un peu plus de 22% pour la zone euro. Cette part est restée relativement stable au cours des 20 dernières années, à l’exception d’une baisse liée à la crise de 2008 et désormais affectée par la guerre incessante entre la Russie et l’Ukraine. (5)

Le nouveau conflit explosif en Palestine depuis le début du mois d’octobre a ajouté des problèmes inattendus pour l’Allemagne et ses alliés européens qui, presque sans exception, se sont rangés du côté d’Israël. Dans certains cas, ils apportent même un soutien militaire. Comme le souligne l’analyse de la Deutsche Welle, l’Allemagne tente de faire des compromis. Ainsi, par exemple, son chancelier Olaf Scholz affirme que la sécurité d’Israël est une «raison d’État» pour l’Allemagne. Par sa solidarité active avec Israël, l’Allemagne cherche à se distancier du lourd traumatisme de son passé national-socialiste.

Quant à la relation Allemagne-Chine, elle est beaucoup plus tendue aujourd’hui que celle promue par la chancelière Angela Merkel entre 2005 et 2021. Alors que Merkel traitait le gouvernement chinois «avec des gants» (selon l’analyse de Deutsche Welle), l’actuel gouvernement Scholz considère la Chine comme un «partenaire concurrent et un rival systémique» de l’UE. Une position rhétorique qui n’a pas empêché la Chine de devenir le principal partenaire commercial de l’Allemagne pour la septième année consécutive en 2022. Par exemple, l’entreprise allemande Volkswagen, le plus grand constructeur automobile d’Europe, produit 40 % de ses véhicules en Chine.

Fracture politique interne

Si les finances de l’Allemagne ne vont pas bien, le climat politique intérieur ne semble pas aller mieux non plus. Le dernier chapitre de la crise des partis social-démocrate, vert et libéral du gouvernement de coalition dirigé par Olaf Scholz a été déclenché en novembre lorsque la Cour constitutionnelle allemande a rejeté la réorientation de 60 milliards d’euros (plus de 65 milliards de dollars) de crédits inutilisés pendant la pandémie que le gouvernement avait l’intention de consacrer à des investissements verts et à l’aide à l’industrie. Selon la Cour, une telle réaffectation des dépenses violait les règles budgétaires strictes du pays. Le revirement imposé par la Cour allemande a inévitablement entraîné de vives tensions politiques, ainsi qu’un trou budgétaire de 17 milliards d’euros (18,6 milliards de dollars) d’ici à 2024. Le gouvernement n’a eu d’autre choix que de revoir drastiquement ses budgets pour 2023 et 2024.

Parallèlement à cette situation politico-financière allemande complexe, et comme le montrent les récents sondages, on assiste à une consolidation rapide et cohérente des forces politiques d’extrême droite, qui pourraient remporter les élections dans trois Etats de l’Est en septembre prochain: Brandebourg, Saxe et Thuringe. En outre, il ne faut pas oublier que trois mois plus tôt, en juin, l’électorat allemand élira dans les urnes les membres du nouveau Parlement européen – comme ce sera d’ailleurs le cas dans les autres pays de l’UE.

De sombres perspectives pour la locomotive européenne en déclin dans le contexte d’une nouvelle réalité politique mondiale où les crises économiques et financières ouvrent partout les portes du pouvoir à des projets de droite, aventuristes et opportunistes. Cependant, les scénarios sont dynamiques et, dans de nombreux pays d’Europe occidentale, les principales centrales syndicales et les mouvements sociaux anticipent des mobilisations.La grande grève de six jours convoquée par les médecins en Grande-Bretagne, qui a commencé aux premières heures de 2024, montre une voie de résistance et non de résignation.

(1) https://www.oecd.org/acerca/

(2) https://es.euronews.com/2023/11/29/la-ocde-reduce-sus-previsiones-de-crecimiento-para-europa-y-para-el-mundo#:~:text=By%20which%20is%20referred%20to%20the%20average%20of%20the%20Eurozone

(3) https://www.bankinter.com/blog/economia/previsiones-pib-eurozona

(4) https://www.dw.com/es/la-pol%C3%ADtica-exterior-de-berl%C3%ADn-llega-a-2024-en-modo-de-crisis/a-67706906

(5) https://agendapublica.elpais.com/noticia/18691/alemania-recesion-cuales-son-motivos-qu-supone-union-europea