En neuf mois, la guerre israélienne à Gaza a fait environ 38’000 morts et 87’000 blessés, en grande majorité des civils et détruit systématiquement les infrastructures nécessaires à la vie de 2,3 millions de personnes, emprisonnées sans issue dans un territoire aussi petit que le canton de Genève. Le 5 décembre 2023 déjà, après une visite à Khan Yunès, la deuxième ville de la bande de Gaza, Mirjana Spoljanic, présidente du CICR, déclarait à la TSR : «Les choses que j’ai vues dépassent tout ce que l’on peut décrire. Nous devons assurer la protection de la population civile de Gaza. Nous ne pouvons pas détourner le regard de ce qui est clairement un échec moral de la communauté internationale». Cet «échec moral» est également celui de la politique et d’une grande partie de l’opinion publique suisses.
Cassis : «Nous sommes en guerre»
Quatre jours seulement après les attaques du Hamas du 7 octobre, qui comportaient certainement de graves crimes de guerre, le Conseil fédéral a proposé d’interdire le Hamas en tant qu’organisation terroriste, une option rejetée à peine deux ans plus tôt par le Parlement. Interrogé le lendemain par Le Temps sur le rôle de médiation que pourrait jouer la Suisse pour arrêter la guerre à Gaza, qui s’annonçait déjà dévastatrice, le conseiller fédéral Ignazio Cassis a répondu : « L’heure n’est pas aux bons offices. Nous sommes en guerre ».
Quelques semaines plus tard, les subventions à 3 ONG palestiniennes de défense des droits de l’homme ont été coupées et, en décembre et janvier, le Parlement, puis le Conseil fédéral, ont décidé de suspendre et puis de reporter la subvention annuelle à l’UNRWA. Le versement à la fin juin 2024 de la moitié de la subvention annuelle est destiné exclusivement à soutenir l’aide humanitaire d’urgence prodiguée par l’UNRWA à Gaza. L’objectif de supprimer cette organisation, qui figure à l’ordre du jour de l’Etat d’Israël depuis des décennies, a été repris et annoncé par la majorité de droite du parlement pour arrêter tout soutien à l’UNWRA pour toute aide aux 5,5 millions de réfugiés palestiniens reconnus dans les pays limitrophes et dans les Territoires palestiniens occupés par Israël. Parmi les prises de position récentes de plus en plus proches des positions israéliennes et américaines, rappelons l’abstention au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale de l’ONU sur la reconnaissance de la Palestine en tant qu’Etat membre.
Une neutralité de façade
La neutralité suisse n’a jamais été un principe ou un objectif politique inscrit dans la Constitution, mais un concept qui sert les intérêts des classes dirigeantes suisses. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse neutre a fourni des armes et des services financiers d’une grande importance pour l’Allemagne nazie, notamment avec les canons Bührle et le blanchiment de l’or pillé par les nazis en Europe. Il faut aussi rappeler deux choix graves de complicité avec la persécution des Juifs : en 1938, la demande d’apposer le « J » sur les passeports des juifs allemands, et pendant la guerre, surtout dans les deux premières années, le refoulement de milliers de réfugiés juifs. Rappelons encore le scandale des fonds juifs détenus par les banques suisses jusqu’en 1998.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a dû modifier sa politique de neutralité. Avec l’Accord de Washington de 1946, les Alliés imposent à la Suisse des réparations partielles pour ses relations avec l’Allemagne au détriment des pays attaqués par Hitler, sous la forme d’une contribution de 250 millions de francs à la reconstruction de l’Europe. Pour restaurer une image respectable de la Suisse, le Conseil fédéral passe à une neutralité «active» en faveur des valeurs humanitaires universelles. Le « Don suisse pour les victimes de la guerre », créé dès 1944, distribue jusqu’en 1948 une aide humanitaire de 204 millions en Europe. La participation de la Suisse à la rédaction des quatre Conventions de Genève de 1949 pour la protection des victimes et des populations civiles en cas de guerre et les contributions suisses à l’UNRWA, créé par l’ONU la même année, s’inscrivent dans cette nouvelle orientation.
Avec la création de l’Etat d’Israël, la neutralité suisse est néanmoins restée fonctionnelle en faveur de la sauvegarde des intérêts économiques. En 1951, la Suisse était le troisième exportateur vers Israël et entretenait d’importantes relations économiques avec les pays arabes voisins, en particulier l’Egypte. Afin de préserver son image de pays neutre, la Suisse a décidé en 1955 d’interdire les exportations de matériel de guerre tant vers Israël que vers les pays arabes voisins qui étaient en conflit avec Israël depuis 1948. Cette interdiction reste formellement en vigueur, bien qu’elle ait été vidée de son sens par la collaboration avec le complexe militaro-industriel israélien depuis les années 1970.
Après l’établissement de l’UNRWA dans les pays d’arrivée des réfugiés palestiniens (Jérusalem-Est, Cisjordanie et Gaza, Jordanie, Liban et Syrie), le Conseil fédéral attend une année avant de déposer une demande de crédit de 7 millions de francs « pour la poursuite des œuvres d’entraide internationales » en 1952 et 1953. Au cours des 65 années suivantes, le soutien financier à l’UNRWA tend à s’accroître et la Suisse devient l’un des principaux donateurs de l’agence onusienne jusqu’en 2019, lorsque Cassis, sous prétexte d’une enquête sur des irrégularités présumées dans la gestion de l’UNRWA, suspend une première fois et temporairement la subvention annuelle de la Suisse.
1967 : naissance de la collaboration militaire
La victoire israélienne dans la guerre des Six Jours suscite en Suisse une identification euphorique : le petit pays se défendant contre les puissances hostiles qui l’entourent grâce à sa propre armée renoue avec la mythologie officielle de la Suisse qui a su se défendre contre Hitler lors de la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement exprime son enthousiasme le 5 juin 1967, lorsque l’aviation israélienne attaque par surprise les aéroports égyptiens : «Le Conseil fédéral partage le sentiment dont le peuple suisse a pris fortement conscience ces derniers temps que, pour assurer son existence et son droit à la vie, un petit Etat neutre doit avant tout compter sur le renforcement continu de sa volonté de résistance et en sa fidélité au droit.» (dodis.ch/33961).
Des propos qui suscitent de vives critiques de la part de huit pays arabes, qui interviennent à Berne pour exiger des explications et lui rappeler sa neutralité. Le Conseil fédéral craint même le déplacement du siège européen de l’ONU de Genève à Vienne. Après un premier versement de 250’000 francs au CICR, il décide une contribution supplémentaire de 750’000 francs pour l’UNICEF, l’UNRWA et la FAO: «une aide complémentaire particulièrement généreuse, d’autant plus que cette aide bénéficierait en premier lieu aux populations arabes – leurs besoins sont les plus grands – et permettrait d’introduire un élément d’équilibre par rapport aux dons considérables qui auront été recueillis en faveur d’Israël par le Comité d’action pro-israélien». (procès-verbal du Conseil fédéral, dodis.ch/33953).
L’admiration pour la victoire militaire de 1967 est également à l’origine de la collaboration entre les armées suisse et israélienne. Les Mirages que la Suisse vient d’acheter sont une version légèrement plus récente de l’avion avec lequel l’armée de l’air israélienne a remporté la bataille contre les Mig des forces aériennes égyptiennes et syriennes.
Dans les années 1970 et 1980, l’armée suisse a tenté de compenser son manque d’expérience en matière de guerre en échangeant des pilotes militaires avec Israël et l’Afrique du Sud. De tels programmes ont également eu lieu entre les services de renseignement militaires. Alors que les échanges avec l’Afrique du Sud sont documentés par des enquêtes fédérales officielles depuis 1993, après la fin du régime d’apartheid, ceux avec Israël restent largement secrets. Peter Regli, chef du service de renseignement de l’armée de l’air depuis 1981 et chef d’état-major du service de renseignement de l’armée depuis 1991, a organisé des échanges de pilotes avec l’Afrique du Sud de 1983 à 1988. Dans un de ses rapports de 1984 sur un voyage en Afrique du Sud, dans lequel il mentionne également les mesures de sécurité dans les aéroports israéliens, le concept de «contre-terrorisme» pour les guerres sud-africaines (contre le mouvement de libération de l’apartheid) et israélienne (contre le mouvement de libération de la Palestine) apparaît de manière significative.
De la guerre froide à l’ère des guerres néolibérales mondiales
L’échange de pilotes s’accompagne d’une collaboration pour l’achat et la fabrication d’armes. Entre 1982 et 1991, la Suisse achète des bombes à fragmentation et des munitions pour chars d’assaut à l’entreprise étatique Israel Military Industries (IMI) pour un montant de 597 millions de francs. La fabrique fédérale de munitions d’Altdorf participe à une partie de la production. Au cours de la décennie suivante, jusqu’en 1999, les achats de matériel de guerre israéliens ont atteint 1,132 milliard : aux munitions se sont ajoutés les premiers drones d’Israel Aircraft Industries (achetés dès les années 1980), les systèmes de reconnaissance électronique d’Elta Ltd. et les systèmes intégrés de conduite de tir d’INTAFF de Tadiran. Outre l’entreprise fédérale Ruag, de nombreuses entreprises privées suisses bénéficient de participations : parmi les plus importantes figurent Oerlikon-Contraves (l’ancienne Bührle) et Ascom.
Avec la «guerre globale et permanente» déclarée par les Etats-Unis de George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), une nouvelle phase de repositionnement s’ouvre également pour la Suisse, y compris sur le plan de la neutralité. La Suisse ne participe pas aux guerres des coalitions occidentales au Moyen-Orient. En 2002, dans le contexte de la seconde Intifada et de la réoccupation militaire de la Cisjordanie, avec la destruction du camp de réfugiés de Jénine par le gouvernement Sharon, le Conseil fédéral décide même d’une suspension de la coopération militaire avec Israël et en 2003 le Département des affaires étrangères de Micheline Calmy-Rey lance l’«Initiative de Genève», un plan de paix avec une solution à deux Etats. La collaboration militaire sera rétablie dès 2004, lorsque, avec l’entrée au gouvernement de l’UDC Blocher à la place de la démocrate-chrétienne Metzler, la droite la plus pro-israélienne devient majoritaire (2 UDC + 2 PRD).
Un dernier sursaut de la « neutralité active » a lieu à l’été 2006, lors de l’opération militaire israélienne « Pluies d’été » à Gaza et de l’invasion du Liban qui s’ensuit. Le DFAE condamne les attaques disproportionnées contre les infrastructures civiles à Gaza et le bombardement des populations civiles au Liban, qu’il considère comme des violations des Conventions de Genève. Blocher, en vacances, se fâche et le Conseil fédéral met fin en août 2006 à la «neutralité active» interprétée par la ministre Calmy-Rey. Depuis lors, la Suisse n’a plus jamais condamné les violations du droit international par Israël, notamment lors des guerres contre Gaza de 2008-9, 2012, 2014, 2021 ainsi que lors de l’actuelle guerre.
Collusion avec le complexe militaro-industriel israélien
Au cours de la dernière décennie, la collaboration avec le complexe militaro-industriel israélien s’est intensifiée, notamment avec l’achat en 2015 des drones Hermes à Elbit Systems pour plus de 300 millions de francs et l’achat en 2020, toujours à la même entreprise de nouveaux systèmes de télécommunication pour l’armée suisse d’une valeur de 1,7 milliards jusqu’en 2035. Elbit Systems est le plus grand fabricant israélien d’armes et de systèmes de surveillance. 99 entreprises suisses (39 en Romandie et au Tessin) bénéficient de contrats dans les affaires de compensation liées à ces achats. Elbit a même ouvert une filiale en Suisse en 2020, elle-même bénéficiaire d’accords de compensation. L’action de protestation menée le 7 juin dans les locaux de l’entreprise Rami Swiss à Courtételle (JU) par une dizaine de militant-e-s de la solidarité avec le peuple palestinien a mis en lumière les liens directs de cette entreprise avec Elbit Suisse.
Le cas d’Elbit Systems est emblématique des liens systémiques de l’économie et de la finance suisses avec le complexe militaro-industriel israélien. La BNS est le 16e investisseur institutionnel dans cette multinationale (données NASDAQ du 31 mars 2024). Dans le top 100, après la BNS, on trouve également d’autres banques suisses : UBS, CS, Pictet, Banque cantonale de Zurich…
Les liens entre la place financière et l’armée suisses avec leurs homologues et les industries militaires, de sécurité et de contrôle israéliennes doivent être analysés dans le contexte de la spirale de guerres et de réarmement global à laquelle nous assistons depuis ces dernières décennies, notamment depuis la « guerre globale et permanente contre le terrorisme ». Il est fort probable qu’une explication puisse être trouvée ici pour les positions suisses de plus en plus ouvertement en faveur d’Israël, y compris avec sa sale guerre génocidaire encore en cours à Gaza.
Informations complémentaires : Antony Loewenstein, Palestine Laboratory. How Israel exports the technology of occupation around the world, 2023.