La démarche visuelle de Climage est précise. Tendre et impertinent, son regard échappe aux écueils du voyeurisme. Plusieurs de ses réalisations ont marqué le paysage audiovisuel helvétique et international.
Faire une place à son image
Climage est né dans le climat d’effervescence culturelle du tournant des années 1980 à Lausanne et en Suisse. L’audiovisuel romand est marqué par les ombres tutélaires du nouveau cinéma suisse. Celle des réalisateurs du fameux Groupe 5 (Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta, Jean-Jacques Lagrange, Jean-Louis Roy) et du producteur Jean-Marc Henchoz.
Les fondateurs de Climage Yves Kropf et Alex Mayenfisch veulent exploiter le potentiel de la vidéo et échapper aux structures lourdes et onéreuses de réalisation où les producteurs détiennent presque tout pouvoir.
Issu de l’art contemporain, Kropf est fasciné par la vidéo de création. Leur ami Antoine Jaccoud s’adonne quant à lui à l’écriture. Fernand Melgar est très intéressé par le potentiel narratif de l’image en mouvement (il tourne un premier film sur ses parents).
Marqué par l’agitation du mouvement de contestation Lôzane Bouge, Lausanne vibre aux sons de La Dolce Vita et du Cabaret Orwell. Zurich découvre l’art vidéo du groupe Videoladen de Samir et Werner Schweizer. A Genève, avec André Iten, les images sont mises à l’honneur lors de la Semaine internationale de la vidéo de Saint-Gervais.
Ensemble, les membres de Climage produisent des capsules vidéo diffusées par la Télévision Suisse Romande (TSR). Celle-ci fournit un petit budget leur permettant de réaliser une série de clips. Puis, le soutien de l’audiovisuel public alimente les premiers courts métrages. L’équipe est complétée en 1993 par Stéphane Goël, qui s’est formé au montage et à la réalisation à New York. Goël, Mayenfisch et Melgar se spécialisent dans le documentaire. La TSR facilite maintenant de manière déterminante leur travail. Animé par la même conscience sociale et politique que ses collègues et partageant les mêmes ambitions artistiques, Daniel Wyss rejoint le collectif en 2003.

La réalité helvétique passée au crible
Climage explore de très nombreuses facettes de l’aventure sociale, économique et culturelle suisse. Elle scrute ses particularités, mais aussi sa dimension universelle. L’intérêt marqué pour le terroir local ne fait pas oublier la présence helvétique à l’étranger.
La caméra suit avec précision et simplicité les trajectoires individuelles et collectives. Elle s’intéresse au vécu polymorphe des groupes et des individus, leurs bonheurs et leurs souffrances, luttes et espoirs. La réalité migratoire est évoquée avec finesse dans des œuvres marquantes : Album de famille (1993) et Vol spécial (2011) de Fernand Melgar, Statut : Saisonnier d’Alex Mayenfisch (2003), Le train le plus difficile du monde (2007) et La Barque n’est pas pleine de Daniel Wyss (2014). Pour qui veut mieux bien comprendre le monde du travail, les luttes sociales et ouvrières en Suisse, on regardera de toute urgence l’Usine (2005), Mai 68 avant l’heure (2018) d’Alex Mayenfisch et Prudhommes de Stéphane Goel (2010). Le portrait d’un monde rural en mutation est dessiné par Stéphane Goël dans Campagne perdue (1997), Une jeunesse au goût de terre (1998) et Le poison : le crime de Maracon (2003). Il se prolonge chez Daniel Wyss et Céline Pernet dans Jeunesses (2023). La ténacité et la vigueur des femmes ainsi que leur combat héroïque contre l’ordre patriarcal helvétique est à l’honneur dans Un délai de 30 ans d’Alex Mayenfisch (2008), De la cuisine au parlement (2012) et De la cuisine au parlement édition 2021 de Stéphane Goël.
Les causes et les retombées des luttes environnementales sont analysées avec beaucoup de précision dans Un besoin pressant d’Alex Mayenfisch (2015). La lucidité et le courage de leurs principaux protagonistes, jeunes ou retraités, sont mis en évidence dans Citoyen Nobel (sur Jacques Dubochet, 2020) et Etat de nécessité (2022). La mémoire de la Seconde Guerre mondiale et les pages sombres du passé helvétique sont aussi thématisées dans Atterrissage forcé de Daniel Wyss (2015) et Le mystère Lucie de Jacques Matthey et Eric Michel (2023). Enfin, les enjeux relatifs à la présence suisse à l’étranger, en particulier en Amérique latine et au Moyen-Orient, ainsi qu’à l’hybridation culturelle sont donnés à voir dans A l’ouest du Pecos (1993), Que viva Maurizio Demierre (2006) et Insulaire (2018) de Stéphane Göel ainsi qu’Ambassade de Daniel Wyss (2019).

L’impératif de la diversification
« A l’heure de la video-on-demand (VOD) et des plateformes de streaming, le modèle économique de l’audiovisuel est en transformation. Nous sommes quant à nous très dépendants de différents types d’aide publique. Nous devons consacrer la très large majorité de notre temps à la recherche de partenariats, pour la production, la coproduction, la diffusion et la distribution, à la fois suisse et internationale », explique Stéphane Goël. Dans ce contexte, le succès de l’initiative de l’UDC visant à supprimer la redevance radio-télévision, mise à votation en mars prochain, représente une grave menace. « La télévision est un support privilégié de diffusion pour nous car elle est compatible avec notre objectif qui est d’atteindre la plus large audience possible. La présence de nos films dans des festivals internationaux reste un objectif car le capital de reconnaissance symbolique qui y est associé est toujours important. « Cependant, en adéquation avec notre ancrage populaire, nous avons toujours veillé à montrer nos films en dehors des circuits traditionnels de l’audiovisuel. « Nous sommes intervenus et intervenons souvent au sein de cercles militants et avons organisé des dizaines de projection dans des bistrots, salles communales, salles de paroisse, etc », souligne Stéphane Goël.
Devenue société de production, notamment à la suite de la rupture avec Fernand Melgar en 2018, Climage s’est ouvert plus largement à de nouveaux talents et formats (notamment celui de la réalité virtuelle). Plus de voix sont associées à son nom, que ce soit au niveau de la réalisation ou de la production. On peut citer Garçonnières de Céline Pernet (2022), Les Dames de Stéphanie Chuat et Véronique Raymond (2018), Sauve qui peut d’Alexe Poukine (2024), Rave de Patrick Muroni (2024) et Maman Danse de Mégane Brügger (2024), produit par la nouvelle associée Pascaline Sordet.
Les artistes de Climage ont assurément un très bel avenir devant elleseux.