Un centre d’intégration, dont le fil rouge est le livre

Vaud • La bibliothèque interculturelle Globlivres, portée par l’association Livres Sans Frontières, est née d’une mobilisation importante en 1988. Entretien avec sa responsable, Anne-Sophie Bovet.

La bibliothèque entend continuer à défendre des valeurs et à porter des voix critiques et militantes sur la société.(DR)

Globlivres est un lieu symbole à Renens : avec des ouvrages en plus de 312 langues. Il s’agit de la première bibliothèque interculturelle de Suisse, créée en 1988 dans la commune industrielle, qui comptait plus de 50 % d’étranger.ère.s et plus d’une centaine de nationalités. Les fondatrices voulaient promouvoir l’accès à leur propre culture comme moyen d’accès à la culture d’accueil… « Issues de diverses cultures, nous souhaitions trouver de la lecture dans notre langue maternelle pour la transmettre à nos enfants. Cette initiative rejoignait le besoin de certaines enseignantes de la région, comptant une grande proportion d’enfants étrangers dans leur classe, de se rapprocher des familles des élèves en mettant à disposition des livres dans leur langue d’origine» (Prodon, 2017) (1). Les buts étaient : d’offrir de la lecture dans la langue maternelle des habitants de la région ; de construire un pont entre la culture d’origine et la culture d’accueil ; de proposer un lieu de rencontre à des personnes d’origines diverses, un espace convivial où chaque immigré peut retrouver, dans les témoignages de sa culture, les repères qui confortent son identité. Le travail de Globlivres a été conforté par des recherches sociolinguistiques, confirmant la nécessité de bien connaître sa langue d’origine pour accéder à une autre langue d’accueil.

Malgré son rôle essentiel dans l’ouest lausannois, la bibliothèque associative traverse des difficultés ?

Anne-Sophie Bovet Plusieurs événements ont marqué un tournant dans la vie de l’association depuis ces trois dernières années : tout d’abord, le départ de personnes qui ont beaucoup œuvré au développement de la bibliothèque. La nouvelle génération qui prend le relais ne peut plus assurer une gestion de tous ces projets de manière bénévole. L’association doit donc se réinventer dans sa structure et son fonctionnement pour être en adéquation avec les réalités et les contraintes du monde actuel notamment en matière d’implication des bénévoles.
Alors que l’engagement bénévole permettait de contenir une partie des coûts, la situation est différente aujourd’hui. L’association se trouve donc aussi à un tournant financier où elle doit jongler avec des besoins de plus en plus importants tout en faisant face à des ressources financières limitées.

Plus personne ne remet en question l’importance de Globlivres aujourd’hui, mais cela n’a pas toujours été le cas… Qu’est-ce qui a rendu cela possible ?

Pour parvenir à créer un tel lieu à la fin des années 80, dans un contexte politique qui considérait que la présence des étranger.ère.s en Suisse ne pouvait être acceptable que dans une logique d’assimilation, il fallait une mobilisation très forte. Ce bénévolat qu’on peut nommer, de conviction, qui était une forme de militantisme, a été le moteur de Globlivres. Ces personnes étaient engagées dans une démarche active de changement social, notamment dans la considération du droit des personnes étrangères à parler et transmettre leur langue d’origine.

Cet engagement bénévole a-t-il changé ?

La bibliothèque interculturelle Glob­livres et les différents projets qui s’y rattachent continuent d’exister grâce à un fort engagement bénévole. Toutefois, sa forme a changé. Aujourd’hui, les gens qui viennent soutiennent la cause mais cherchent aussi, pour certain.es, une activité d’occupation ou une activité bénévole en attendant de trouver un emploi. Certaines personnes ont besoin d’acquérir des compétences et se montrent réticentes à assumer des charges mentales liées au contexte de ce lieu. D’autres cherchent du lien social et exercent plutôt un bénévolat d’occupation. Pour moi les trois formes peuvent exister et sont tout à fait légitimes et nécessaires. Toutefois, il faut une juste répartition entre les trois. Si ce bénévolat de conviction disparaît, ou est trop faiblement représenté, une association ne peut pas faire face à ses nombreuses responsabilités. Porter une cause, mobiliser les gens pour cette cause, être garante de l’histoire, s’adapter aux nouveaux besoins, former ses membres, être la voix des personnes migrantes qui arrivent aujourd’hui et qui ont besoin de porte-paroles.
La génération des fondatrices a vécu des événements forts comme mai 68. Elle était habituée à devoir défendre des valeurs dans un contexte hostile et savait le faire en mobilisant du monde. Aujourd’hui, paradoxalement, on a l’impression que les gens ne veulent pas faire trop de vagues. Comme si les personnes qui ont bénéficié du travail de Globlivres craignaient de sortir du cadre, préférant une forme de conformité sociale.

a bibliothèque interculturelle se veut aussi un lieu d’accueil et de convivialité pour les communautés étrangères.(DR)

Globlivres se serait dépolitisé ? Comment ?

L’ouverture à l’autre a longtemps été au cœur du discours de Globlivres, portée par la volonté de se montrer disponible pour toutes et tous, y compris pour des entités ou des communes qui ne contribuaient pas au financement de l’institution. Cette approche s’est construite autour d’un idéal d’inclusivité inconditionnelle : la bibliothèque devait être un espace de partage, accessible sans restriction et dénué de toute forme de conflictualité. Du temps où j’étais bénévole, il était courant d’éviter les discussions portant sur des sujets sensibles – qu’il s’agisse de politique, de religion ou d’autres questions potentiellement clivantes. Cette prudence part d’une intention compréhensible : préserver la cohésion des équipes et prévenir les tensions. Mais elle peut conduire aussi à ignorer des divergences bien réelles, au sein de la société comme des équipes et des publics. En ne les abordant pas de manière ouverte et réfléchie, il me semble qu’on se prive, d’une occasion de les comprendre et de les traiter de façon constructive, en mobilisant l’expertise et le réseau de l’institution.

Si le monde a changé, aujourd’hui, quel rôle pourrait jouer Globlivres ?

En 2025, il ne s’agit plus seulement de promouvoir un idéal d’harmonie, mais d’explorer les moyens pratiques et constructifs pour aborder les tensions qu’implique l’interculturalité. Apprendre à se confronter dans le respect, à écouter et à trouver des solutions ensemble devient un défi, certes, mais aussi une opportunité de grandir collectivement. Globlivres pourrait ainsi jouer un rôle clé non seulement dans l’accueil de la diversité, mais aussi dans l’accompagnement de cette confrontation constructive des idées et des cultures notamment en formant son équipe, en se positionnant clairement sur ces enjeux, et en accompagnant la population sur des sujets complexes comme l’identité, la culture et l’ouverture à l’autre.

Dans ce contexte, qu’attendez-vous des pouvoirs publics ?

Il est fondamental que Globlivres soit reconnu comme partenaire privilégié et expert, sur ces questions d’interculturalité. Pourquoi pas en devenant un centre de ressources, un centre d’expertise au niveau cantonal et pas seulement une bibliothèque. Nous devons nous positionner comme tel, négocier des subventions plus larges et en retour, élargir notre présence à d’autres terrains : politiques, académiques, également en allant à la rencontre de ces terrains-là où ils s’expriment. On doit pouvoir nommer les choses et porter un message d’ouverture avec toute sa complexité. Mais pour cela, il est fondamental d’être en sécurité. Et c’est là que parfois, une trop faible mobilisation nous fragilise et renforce le repli. Les autorités doivent comprendre à la fois ce qu’on fait et l’importance d’avoir des interlocuteurs associatifs solides. Nous avons besoin de leur soutien pour traverser les crises et garantir la pérennité du projet.
Bien entendu, notre fil rouge reste le livre. Mais le livre, c’est la culture, l’identité, l’histoire et donc, par le livre se joue la reconnaissance, la légitimité et la voix de la population.

Prodon, M. (2017). Une bibliothèque 100 % interculturelle : l’exemple de Globlivres. In L. Daudin (Ed.), Accueillir des publics migrants et immigrés. Interculturalité en bibliothèque.
www. https ://bit.ly/4ahV98n Lire aussi : https ://lecourrier.ch/2025/10/20/culture-et-solidarite-sous-le-meme-toit