Haïti, le symbole et le prix de l’indépendance

International • Mer turquoise, sable blanc, soleil de plomb, fruits de toutes les couleurs, musique vaudou et odeurs de nourriture créole… Sur certains aspects, Haïti est à l’image des clichés. Mais ce qui l’est moins, c’est son histoire révolutionnaire anti-coloniale et anti-esclavagiste. (par Jonathan Lefèvre, paru dans Solidaire)

Buste de Toussaint Louverture réalisé par Dominique Dennery à Montreal. (A Disappearing Act)

«Je suis ça: cette terre-là, et je l’ai dans le sang. Regarde ma couleur: on dirait que la terre a déteint sur moi et sur toi aussi. Ce pays est le partage des hommes noirs et toutes les fois qu’on a essayé de nous l’enlever, nous avons sarclé l’injustice à coups de machette.» Dans Gouverneurs de la rosée, une des œuvres majeures de la très riche littérature haïtienne publiée en 1944, l’écrivain communiste Jacques Roumain dresse un portrait dur mais réaliste d’un pays alors en plein chaos. Mais ce chaos – qui n’a hélas pas évolué dans la bonne direction depuis…- ne date pas de cette époque… Pour le comprendre, il faut se retourner et regarder vers le XVIIIe siècle.

Première révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire

«On n’en dit presque rien à l’école, mais deux ans après la Révolution française, les Haïtiens se sont révoltés contre leurs maîtres coloniaux français. C’est le premier soulèvement anticolonial couronné de succès, au cours duquel les révolutionnaires noirs ont successivement vaincu les Français, les Britanniques, les Espagnols, puis à nouveau les Français, et déclaré l’indépendance d’Haïti. Si la Révolution française est le symbole de la percée de la bourgeoisie en Europe, la révolution haïtienne est celui de la percée de l’anticolonialisme et de la lutte pour les droits de l’homme, pour tous les humains.» Dans son dernier livre, Mutinerie, comment notre monde bascule, le secrétaire général du PTB Peter Mertens revient sur la première révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire. La première république noire indépendante, aussi. Là où Napoléon a perdu plus d’hommes qu’à Waterloo… Une victoire, officialisée il y a 220 ans, le 1er janvier 1804, avec la proclamation d’indépendance, qui a donné de l’espoir aux peuples colonisés du monde entier. Car l’importance d’Haïti ne se mesure pas à la taille de son territoire…

«Découverte» de l’île et génocide

Décembre 1492. Christophe Colomb «découvre» l’île et décide de l’appeler Hispaniola en hommage au pays qui l’emploie. Les Indiens autochtones, des Arawaks, sont pour la plupart massacrés ou tués à petit feu par le travail forcé – ils sont utilisés pour chercher et extraire de l’or…qui n’existe pas. Moins de deux siècles plus tard, tous les Arawaks et leurs descendants ont disparu. Un véritable génocide estimé à 3 millions de personnes. Les colons espagnols font alors venir des esclaves d’Afrique.

Vu le peu de minerai dans le sol côté ouest, les conquistadors délaissent cette partie pour se concentrer sur l’est. Les Français s’installent petit à petit du côté ouest de l’île, qui deviendra Haïti, et les Espagnols restent à l’est dans ce qui deviendra la République dominicaine. Espagnols et Français vont, durant les siècles suivants, tenter d’étendre leur pouvoir sur l’entièreté de l’île, sans succès. Cette rivalité entre les deux puissances coloniales sera d’ailleurs utilisée par les Haïtiens, comme nous le verrons plus loin.

Révolution française, puis haïtienne

En 1789, lorsque la révolution française éclate, Haïti – que les Français nomment Saint-Domingue – est la colonie la plus importante pour l’Etat colonisateur. Koen Bogaert, professeur à l’université de Gand et spécialiste du sujet: «Le commerce extérieur de la minuscule Saint- Domingue, qui représente un tiers du commerce extérieur français, est aussi important que celui des États-Unis nouvellement fondés. A la veille de la révolution, Saint-Domingue représentait 3 % de la production mondiale de sucre, plus de la moitié du café et quelque 36% du coton des Caraïbes.» (1) Saint-Domingue est alors le premier producteur mondial de sucre et de café.

En 1789, donc, le peuple français décide d’en finir avec son régime obsolète et se révolte. S’il sera spolié de sa lutte par la bourgeoisie, cela va motiver les esclaves à profiter de l’affaiblissement de l’Etat colonisateur: «La Révolution française a été, en quelque sorte, le déclencheur de sentiments de ressentiment et d’aspiration à la liberté qui ont toujours existé.

Les récits, les idées et les idéaux venus de France ont fini par atteindre les esclaves par voie maritime. Les soldats et surtout les marins, qui étaient eux-mêmes souvent accablés par le régime violent du navire négrier, ont joué un rôle crucial. Les marins noirs et blancs avaient des contacts avec les esclaves des villes portuaires françaises, britanniques, espagnoles et néerlandaises des Caraïbes. Ils diffusaient des nouvelles, des rumeurs et des idées sur les révoltes d’esclaves, le mouvement anti-esclavagiste et la Révolution française», explique Koen Bogaert.

Cérémonie de Bois-Caïman et Toussaint Louverture

Dans la nuit du 14 août 1791, Boukman, prêtre vaudou, organise une cérémonie pour lancer la révolution haïtienne. Après avoir mené les esclaves dans une campagne qui dure une dizaine de jours dans les exploitations du nord du pays, Boukman est tué au combat à l’approche de Cap Français, alors capitale de la colonie (et devenue par après Cap-Haïtien.

Cette première révolte, vite tuée dans l’oeuf par l’armée occupante, ne brise pas l’élan révolutionnaire. Au contraire. Après l’épisode connu aujourd’hui sous le nom de «Cérémonie du Bois-Caïman», fondateur du récit nationaliste haïtien, des ex-esclaves prennent la suite du prêtre vaudou. Parmi eux, un certain Toussaint…

La rivalité franco-espagnole sert donc les intérêts des esclaves. Ceux qui deviendront les dirigeants de la révolution haïtienne sont en effet formés militairement par…les deux camps. Comme Toussaint Louverture, qui hérite de ce nom de famille grâce à sa capacité à trouver l’ouverture sur un champ de bataille. Les capacités d’organisation de cet ex-domestique devenu chef de guerre – il est à la tête d’une armée de 4’000 ex-esclaves deux ans après le début de la révolution – sont remarquées par l’armée espagnole, qui ouvre ses rangs aux révolutionnaires haïtiens, histoire d’affaiblir le rival français. Mais le lieutenant-général de l’armée espagnole rejoint les rangs adverses quelques mois plus tard. Entre-temps, poussé par la peur de perdre cette colonie, le principal commissaire français sur place abolit l’esclavage dans des régions de l’île. Le gouvernement révolutionnaire français suit, autant poussé par les anti-esclavagistes de l’Hexagone que par les révolutionnaires haïtiens…

Après avoir repoussé une invasion britannique de 90’000 soldats (plus que ce qui avait été envoyé aux futures Etats-Unis pour mater la révolution là-bas, en vain), Toussaint Louverture est le dirigeant de l’île. Il fait rédiger en 1801 la première constitution haïtienne, texte qui consacre l’égalité entre tous les citoyens de l’île, quelle que soit leur couleur. Une première dans l’histoire de l’humanité.

La «Restauration» façon Napoléon

Mais la Révolution française est tuée par le coup d’Etat de Napoléon Bonaparte en 1799. L’empereur veut récupérer la colonie. En 1802 il rétablit l’esclavage et envoie son beau- frère, le général Charles Leclerc, sur l’île avec 80’000 hommes. Largement suffisant pour mater des sauvages, se dit Napoléon. Les Britanniques aussi, qui laissent les navires de guerre passer, heureux de voir le projet révolutionnaire écrasé. C’est que les exploits des Haïtiens commencent à avoir de l’écho un peu partout, surtout chez les peuples colonisés du monde entier…

Toussaint Louverture est capturé et envoyé en France où il mourra en captivité. En montant dans le navire qui l’emmène de l’autre côté de l’océan, il aurait lancé: «En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté, mais il repoussera car ses racines sont profondes et nombreuses.»

Indépendance du 1er janvier 1804

Lui aussi ancien esclave et ex-officier de l’armée française, son lieutenant Jean-Jacques Dessalines prend sa succession. Aidé par la fièvre jaune qui décime l’armée française – y compris Charles Leclerc – et par la sous-estimation de la détermination, l’organisation et la force des révolutionnaires, Dessalines inflige l’ultime défaite du colon français sur les terres de Saint-Domingue à Vertières en novembre 1803. Le 1er janvier 1804, l’indépendance est proclamée et les Haïtiens peuvent boire la soupe de giraumon, ou soupe joumou, plat autrefois réservé aux colons et qui devient le plat national local.

Fin de l’histoire ? Loin de là

Comme l’écrit Peter Mertens dans Mutinerie: «Pendant des années, les habitants des métropoles européennes et la Compagnie des Indes orientales, la recette était toujours la même. Il s’agissait de puiser inlassablement dans les matières premières du pays. Jusqu’à ce que la révolution haïtienne envoie au monde un message différent. Plus seulement un signal de résistance, car il y en a tou-jours eu. Mais de victoire.»

Une victoire qui déborde

La république haïtienne apportera un soutien militaire et logistique aux révolutionnaires latino-américains inspirés par son exemple. Le premier drapeau du Venezuela a d’ailleurs été cousu à Jacmel, ville portuaire du sud d’Haïti. Et c’est là que le dirigeant révolutionnaire Simon Bolivar – qui participera à des soulèvements dans plusieurs pays de la région – mettra son plan de prise de pouvoir du Venezuela au point, avec l’aide du gouvernement de Pétion, successeur de Dessalines.

Mais l’influence de la victoire va au-delà, selon Koen Bogaert: «La révolution haïtienne n’a pas seulement réussi à expulser deux des plus grands empires coloniaux d’Europe d’une petite île située au milieu de la mer des Caraïbes. Elle a également porté un coup terrible au lobby pro-esclavagiste en Europe. Trois ans plus tard, en 1807, les abolitionnistes ont réussi à faire approuver l’abolition de la traite des esclaves par le Parlement britannique.

Par ailleurs, cette révolution annonce également le début de la fin du modèle caribéen de capitalisme de plantation. Il ne faut pas oublier que Saint-Domingue fait alors partie d’une des régions les plus industrialisées du monde. «L’indépendance d’Haïti avait clairement montré qu’un système de profit basé sur l’esclavage industriel devenait moralement, politiquement et même économiquement insoutenable à long terme.»

Le prix de l’indépendance

Malheureusement, et on peut le constater aujourd’hui, le peuple haïtien paiera cher son indépendance. Au sens premier d’abord, vu que la France impose en 1925 une dette de 150 millions de francs or, soit l’équivalent de 15% du budget annuel de l’État français et… 300% du PIB (richesse produite) d’Haïti. Une dette justifiée par le dédommagement de propriétaires d’esclaves «spoliés de leur droit de propriété» selon la France…Le président haïtien demande, et obtient, un étalement de cette dette. Pour la payer, il veut emprunter à des banques (françaises, évidemment). Cette dette sera honorée en… 1960. En plus de la dette «originelle», il faut ajouter les intérêts à rembourser aux banques françaises. L’économiste Thomas Piketty a récemment calculé que si la France devait rembourser cette dette, elle devrait débourser… 38 milliards de dollars…

Cette dette explique – en partie – la pauvreté du pays (le plus pauvre de tout le continent américain) et son instabilité «historique». Entre 1825 et 1890, le travail des paysans haïtiens sert exclusivement à rembourser cette dette. Aucun investissement dans les infrastructures, l’enseignement, la santé…n’est possible. Au sens figuré ensuite, vu que ce petit pays va servir de terrain de jeu aux puissances occidentales jusqu’à aujourd’hui. En 1915, les USA, jaloux de la main-mise que les Français continuent d’avoir sur les ressources du pays (via une bourgeoisie «compradore», qui sert les intérêts étrangers, descendante des colons des siècles précédents) décident même d’envoyer ses soldats pour prendre le contrôle du pays.

Colonisation US et idées communistes

La colonisation US ne prendra fin qu’en 1934. Epoque où le communisme est invité dans l’île, surtout à l’initiative du poète Jacques Roumain cité au début, fondateur du premier parti communiste local. A sa mort, son succésseur, collègue et ami, Jacques Stephen Alexis, dira: «Un peuple qui vient de produire un Jacques Roumain ne peut pas mourir.» Mais s’il ne peut mourir, le peuple peut souffrir. Les forces occidentales (USA, France, Espagne, Canada, etc.) cherchent à mettre leurs pions à la tête du pays depuis le départ des troupes US. Parfois même des dictateurs sanguinaires, comme «Papa Doc» (François Duvalier) et «Baby Doc» (son fils, Jean-Claude) qui torturent et massacrent des dizaines de milliers de personnes entre 1957 et 1986… A noter qu’après sa fuite, Baby Doc passera 25 années d’un exil plus que doré (il avait emmené avec lui 900 millions de dollars) en…France, où il ne sera jamais inquiété.

Séisme et ingérence étrangère

Aujourd’hui, après un séisme qui fait 250’000 morts dans la capitale Port-au-Prince en janvier 2010 et qui provoque le retour de l’armée US puis d’une force internationale (Minustah) qui n’apportera que plus de problèmes (dont le choléra…), le pays est toujours dirigé par les forces occidentales réunies dans le «Core group». Sans président élu – le dernier est mort assassiné en juillet 2021- ni Parlements, le quotidien du pays est dicté par des gangs armés qui contrôlent 80% de Port-au-Prince. Mais tout n’est pas perdu, loin de là. Ces dernières années, le pays est traversé par un mouvement populaire massif. Un mouvement, composé entre autres de la société civile et de partis politiques, qui revendique la souveraineté nationale, le départ des politiciens corrompus, la rupture avec le système politique actuel, la nationalisation d’une partie de l’économie…

Assemblée générale des gouverneurs de la rosée

Conclusion? Elle se trouve dans Gouverneurs de la rosée: «Ce que nous sommes? Si c’est une question, je vais te répondr : eh bien, nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous, rien du tout. Qui est-ce qui plante, qui est-ce qui arrose, qui est-ce qui récolte? Le café, le coton, le riz, la canne, le cacao, le maïs, les bananes, les vivres et tous les fruits, si ce n’est pas nous, qui les fera pousser? Et avec ça nous sommes pauvres, c’est vrai, nous sommes malheureux, c’est vrai, nous sommes misérables, c’est vrai. Mais sais-tu pourquoi, frèr ? A cause de notre ignorance: nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force: tous les habitants, tous les nègres des plaines et des mornes réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite (travail collectif, NdlR) des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle.»

1. Radicale Verlichting en haar Haïtiaanse erfenis: inspiratie voor het humanisme en sociaal verzet van de 21ste eeuw? (qu’on peut traduire par «Lumières radicales et leur héritage haïtien: une source d’inspiration pour l’humanisme et la résistance sociale du 21e siècle?»), DeWereldMorgen, 25 janvier 2019