Comment en êtes-vous venu à travailler sur Marx puis sur le communisme de décroissance ?
Kohei Saito J’ai découvert les œuvres de Marx et d’Engels à 18 ans, lorsque j’ai commencé mes études à l’université de Tokyo, par l’intermédiaire de groupes d’étudiants actifs dans la protection des jeunes travailleurs. Au début, je m’intéressais davantage à l’exploitation des travailleurs, puis de plus en plus aux inégalités, qui se sont aggravées au Japon lors de la crise économique de 2008. Il s’agissait précisément des problèmes sur lesquels Marx avait mis en garde et qui allaient devenir de plus en plus importants à l’avenir. J’ai décidé d’aller en Allemagne pour étudier Marx plus en profondeur.
En 2011, après le tremblement de terre au Japon et la catastrophe nucléaire de Fukushima, j’ai pris conscience que le capitalisme ne se résume pas à l’exploitation des êtres humains, mais qu’il s’appuie également sur ces technologies gigantesques créées dans le but de faire du profit, qui ont finalement entraîné une catastrophe dans la vie de nombreuses personnes au Japon. Depuis 2013 environ, j’ai commencé à prêter plus d’attention aux questions générales de durabilité et d’écologie, et j’ai commencé à lire les carnets de Marx sur les sciences naturelles, et il se trouve que Marx étudiait ces questions de durabilité – l’agriculture, la sylviculture, etc.
Vous êtes donc venu à l’écologie par la question du nucléaire plutôt que par celle du climat ?
En 2018, Greta Thunberg a commencé à faire entendre la voix du mouvement contre le mythe du capitalisme vert et de la croissance verte. J’ai été contraint de réfléchir à mon optimisme quant au développement technologique et j’ai abandonné la possibilité d’une croissance verte. Il y avait bien sûr une tension entre Marx et la décroissance, une tension autour de Marx et de la crise climatique, et j’ai donc commencé à lire ses derniers ouvrages. J’en suis venu à réinterpréter ses idées, en particulier ses études sur les sociétés précapitalistes. J’ai compris que Marx s’intéressait à ces sociétés précapitalistes parce qu’elles sont fondamentalement des états stables et qu’elles ne sont pas orientées vers la croissance. Pourtant, elles sont parvenues à garantir la durabilité et la qualité de vie pour tous. C’est ainsi que j’en suis venu à la thèse du communisme de décroissance.
Comment concilier décroissance et communisme ? Les communistes ne veulent-ils pas plus et les décroissants moins ?
C’est la tension dans la tradition du marxisme et de l’environnementalisme. Les politiques socialistes sont axées sur le développement technologique afin d’apporter plus à chacun : plus de développement, plus de progrès, plus d’efficacité. L’environnementalisme souligne qu’il y a trop de consommation et de surproduction, il s’agit donc de ralentir pour protéger la nature.
Cependant, j’ai réalisé que Marx s’intéressait aux deux questions : la protection de la vie de chacun et la protection de la nature. Il n’est pas nécessaire d’avoir plus dans un sens très capitaliste. Lorsque Marx parle d’abondance, il ne veut pas dire que nous devons avoir des jets privés ou des hôtels particuliers. Il veut dire que nous pourrions vivre dans l’abondance, vivre la bonne vie, si nous avions des soins médicaux et des moyens de transport pour tous, des logements, de l’eau, de l’électricité et des services de base garantis sans la médiation de l’argent.
Ce type d’abondance peut être le nouveau fondement du socialisme ou du communisme, car il s’agit d’égalité. Mais si nous voulons avoir plus, au sens actuel du terme, cela entraînera simplement une catastrophe écologique. La voie médiane consiste à redéfinir l’abondance ; à l’instar de Jason Hickel, je l’appelle l’abondance radicale. Il s’agit d’un type d’abondance très différent, dans lequel nous partageons des choses, nous nous entraidons et nous avons un sentiment de sécurité.
Certains pourraient dire : « Je veux un environnement sain et un climat stable, mais je ne veux pas de ce programme idéologique ». L’environnementalisme doit-il vraiment être anticapitaliste ?
Oui, les écologistes doivent être conscients que le capitalisme doit être remis en question. Aujourd’hui, il est trop optimiste de croire qu’une taxe sur le carbone peut résoudre le problème. Il faut des mesures plus agressives, comme l’interdiction des industries polluantes et la réduction de la publicité. Ces mesures sont en contradiction avec la logique du capitalisme.
Face à cette crise écologique mondiale, nous avons bien sûr besoin d’investissements massifs dans les nouvelles technologies, comme les énergies renouvelables. Mais même si nous investissons dans ces technologies et en développons de nouvelles, nous continuerons à travailler très dur, pendant de très longues heures, et à consommer de plus en plus. Au cours des 100 dernières années, nous avons développé tant de technologies, mais nous continuons à travailler de longues heures.
Dans le capitalisme, même si nous augmentons l’efficacité, la technologie est simplement utilisée pour produire plus. Pour cela, nous devons également travailler plus pour gagner de l’argent, etc. Plus l’efficacité est grande, plus nous produisons et donc plus nous consommons de ressources et d’énergie. Cela ne nous aidera pas à résoudre la crise climatique. Ce n’est qu’en les réunissant – l’environnementalisme ou la décroissance avec le socialisme ou le communisme – que nous pourrons faire émerger une nouvelle vision de la société.
Comment y parvenir ? Faut-il une révolution pour arriver au communisme de décroissance comme au communisme classique ?
Ce que j’appelle de mes vœux n’est pas une révolution comme la révolution russe. Je ne pense pas que nous puissions briser ce système en prenant le pouvoir. Même si nous prenons le pouvoir au parlement national, cela ne changera pas le système économique. Ce qui est plus réaliste, c’est l’idée de Rosa Luxemburg d’une realpolitik révolutionnaire par le biais de réformes ; taxer les riches pour introduire un revenu maximum, par exemple. Les réformes et les politiques peuvent apporter beaucoup de changements dans notre perception et notre comportement quotidiens, même si cela ne permet pas de vaincre le capitalisme immédiatement. Mais le fait de changer notre conscience et notre comportement dans la vie de tous les jours crée plus d’espace pour exiger des changements plus radicaux. De cette façon, je pense que nous ferons une transition graduelle vers une société de décroissance. En Allemagne, en France et même aux Etats-Unis, les gens, et surtout les jeunes, réclament ce type de transformation. C’est graduel, mais je pense que les années 2030 verront ce genre de changement transformateur qui apportera un changement systémique au niveau mondial.
Les Etats communistes étaient connus pour leur planification centralisée. Faut-il retrouver l’idée d’une planification économique, c’est-à-dire que l’Etat ait davantage son mot à dire dans les décisions économiques telles que la quantité de biens produits, etc.
Oui, c’est pourquoi la décroissance doit s’inspirer du communisme ou au moins du socialisme. Le socialisme a une longue tradition de planification économique. Il existe de très mauvaises formes de planification, comme la planification bureaucratique extrêmement centralisée de l’Union soviétique, mais ce n’est pas la seule. Nous pourrions explorer des méthodes de planification différentes et plus démocratiques. Trop souvent, les décroissants ne veulent pas en parler parce qu’ils associent tous les types de planification au stalinisme et appellent à de petits changements et à des réformes ici et là. Je ne pense pas que cela soit suffisant – nous devons également parler de la planification des types d’industries dont nous avons besoin et de celles dont nous n’avons pas besoin du tout.
Le capitalisme n’investira pas dans la protection de la nature ou dans la construction de grands projets d’infrastructure ; ce n’est tout simplement pas rentable. Pour protéger la planète, nous avons besoin d’une planification consciente et d’une intervention de l’Etat. Nous n’avons pas encore la réponse, mais nous devons immédiatement trouver comment planifier la transition vers la société que nous voulons.
Interview complète sur http://www.greeneuropeanjournal.eu/kohei-saito-degrowth-needs-to-learn-from-communism