Soudan: anatomie d’un conflit effacé

International • Alors que les regards internationaux se tournent vers des théâtres de guerre plus médiatisés, le Soudan s’enfonce dans une violence extrême, ignorée par les chancelleries et les grands médias. Ce silence, loin d’être neutre, consacre l’impunité et interroge les fondements du système international de protection des droits humains. (par Elena Rusca)

Le conflit soudanais, relégué aux marges de l’actualité mondiale, connaît depuis début 2025 une intensification dramatique. Entre janvier et juin, plus de 3’300 civils ont été tués, principalement au Darfour, au Kordofan et à Khartoum. Ce chiffre, déjà alarmant, ne reflète qu’une partie de la réalité: l’accès limité aux zones de combat et la destruction systématique des preuves entravent toute documentation exhaustive. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), dans son rapport publié en septembre 2025, dresse un tableau accablant d’un conflit qui s’aggrave dans l’indifférence générale.

Une guerre menée contre les civils

La majorité des morts recensés (près de 2’400) sont survenus lors d’affrontements entre les Forces armées soudanaises (FAS) et les Forces de soutien rapide (FSR), dans des zones densément peuplées. L’usage d’artillerie lourde, de drones et de frappes aériennes sans discrimination a transformé les quartiers urbains et les camps de déplacés en cibles militaires. En avril, l’offensive des FAS à El Fasher et dans les camps de Zamzam et Abou Shouk a fait plus de 270 morts. En mars, les bombardements sur le marché de Tora ont tué au moins 350 civils, dont treize membres d’une même famille.

Mais au-delà des combats, le rapport révèle un phénomène encore plus inquiétant: les exécutions sommaires. Entre février et avril, au moins 990 civils ont été tués de manière extrajudiciaire, souvent en représailles à la reconquête de territoires par les FAS. A Khartoum, des enfants de quatorze ans ont été exécutés pour leur affiliation présumée aux FSR. Une vidéo obtenue par l’ONU montre l’exécution de trente hommes en civil à Al Salha, dans le sud d’Omdurman – certains semblaient mineurs.

Ces actes ne relèvent pas de dérapages isolés. Ils s’inscrivent dans des schémas de violence systématique, susceptibles de constituer des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Le rapport souligne également l’usage récurrent des violences sexuelles comme arme de guerre: viols, esclavage sexuel, mariages forcés, souvent perpétrés dans le cadre d’attaques coordonnées contre des communautés ciblées.

Ethnicisation du conflit et ciblage communautaire

L’ethnicisation du conflit, déjà présente dans les précédents cycles de violence au Darfour, s’est accentuée. Les discours de haine, les inégalités historiques et les dynamiques de représailles alimentent des attaques ciblées contre les Zaghawa, les Four, les Massalit et les Tunjur. Ces communautés sont non seulement victimes de violences armées, mais aussi de discriminations dans l’accès à l’aide humanitaire, aux soins et à la protection.

Le rapport du HCDH documente également des cas de profilage ethnique dans les arrestations arbitraires. Des civils sont arrêtés sur la base de leur appartenance communautaire ou de soupçons de collaboration avec l’ennemi. Des militants, des bénévoles humanitaires et des journalistes sont pris pour cible. Sept professionnels des médias ont été tués au premier semestre 2025, dans ce qui semble être une stratégie d’étouffement de toute parole dissidente.

Une crise humanitaire sans précédent

Le conflit a engendré la plus grave crise humanitaire au monde selon les Nations Unies. Près de 25 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë. Dix-neuf millions n’ont pas accès à l’eau potable ni à l’assainissement. Le choléra se propage sans contrôle. Les infrastructures civiles – hôpitaux, marchés, sources d’eau, convois humanitaires – sont délibérément prises pour cible. Trente travailleurs humanitaires et de santé ont été tués en six mois, certains lors d’attaques ciblées.

L’aide humanitaire, déjà insuffisante, se heurte à des obstacles logistiques et politiques majeurs. Les routes sont bloquées, les convois pillés, les autorisations refusées. Les sanctions internationales, lorsqu’elles existent, sont mal ciblées et inefficaces. Le Soudan, pourtant au bord de l’effondrement, ne mobilise ni les fonds ni les volontés nécessaires à une réponse coordonnée.

Le silence comme complicité

Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, ne mâche pas ses mots : «Le conflit au Soudan est oublié, et j’espère que le rapport de mon bureau mettra en lumière cette situation désastreuse où des crimes atroces, y compris des crimes de guerre, sont commis.» Son appel à une action internationale urgente reste lettre morte.

Pourquoi ce silence? Le Soudan ne correspond pas aux récits médiatiques dominants. Il ne s’inscrit pas dans les dichotomies simplistes du «tyran contre le peupl » ou de la «démocratie contre l’autoritarisme». Le conflit est fragmenté, les acteurs multiples, les alliances instables. Cette complexité, loin de susciter l’intérêt, semble décourager l’attention.

Le pays ne représente pas un intérêt stratégique immédiat pour les grandes puissances. Ses ressources minières, sa position géographique et son historique d’interventions infructueuses ont généré une lassitude diplomatique. Le Soudan est devenu un «conflit de trop», un théâtre de guerre sans audience.

Une faillite du système international

Ce désintérêt n’est pas sans conséquences. Il consacre l’impunité. Les responsables de crimes atroces continuent d’agir librement. Les victimes sont enterrées sans justice. Les mécanismes internationaux de reddition des comptes – tribunaux, commissions d’enquête, sanctions ciblées – restent inopérants ou inexistants.

La guerre au Soudan n’est pas seulement une tragédie nationale. Elle révèle les failles structurelles du système international de protection des droits humains. Elle montre que, sans volonté politique, les principes de justice, de dignité et de solidarité deviennent lettre morte.

Elle interroge aussi notre rapport à l’information. Quels morts comptent? Quels récits méritent d’être racontés? Pourquoi certaines douleurs sont-elles jugées moins dignes d’attention?

Le conflit soudanais est un avertissement. Il rappelle que l’indifférence n’est jamais neutre. Elle est une forme de complicité. Elle permet aux violences de se perpétuer. Elle condamne les victimes à l’effacement. Le Soudan saigne en silence. Et le monde, occupé ailleurs, choisit de ne pas entendre