L’œuvre de Frantz Fanon nous amène, nous, lecteurs et lectrices, à un engagement. Comme il le dira lui-même : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir ». Il savait de quoi il parlait : en dépit de ses 27 ans au moment d’écrire cette phrase, il avait déjà connu la guerre. Engagé volontaire pour défendre une France qu’il chérissait contre le nazisme, il revint du front, certes décoré de la Croix de Guerre, mais ayant perdu toutes ses illusions à l’égard d’un quelconque « idéal français ». Voici un de ses écrits à sa mère depuis le front, en 1945, alors qu’il allait avoir 20 ans : « Aujourd’hui, 12 avril. Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète. (…) Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause. Dites : Dieu l’a rappelé à lui, car cette fausse idéologie des instituteurs laïques, des laïciens et des politiciens imbéciles ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé. Rien ici, rien ne justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. On nous cache beaucoup de choses. »
Cette désillusion lui permit de voir la nécessité d’une nouvelle pensée politique, la sienne propre, à même de répondre aux questions de son époque. Son geste trouvera une de ses références explicites dans la onzième des Thèses sur Feuerbach de Karl Marx : « Il ne s’agit plus de connaître le monde, mais de le transformer. »
Les études de médecine qu’il entreprit allaient lui permettre de raffermir sa volonté d’agir contre les injustices et les discriminations. Lors de ses stages d’observation dans les quartiers lyonnais de La Guillotière et de la rue Moncey, qui comptaient alors une population immigrée algérienne importante, il fut témoin de la pauvreté, de la saleté misérable des logements dans lesquels nombre d’Algériens étaient forcés de vivre. Il en témoignera en 1952 dans son article « Le syndrome Nord-Africain » publié dans la revue Esprit, où il fustigera ce prétendu syndrome, purement raciste, qu’on entend encore proférer de nos jours dans certaines salles d’urgence : Dans cet article, il développera la nécessité de produire un diagnostic de situation en se basant sur une grille du Dr E. Stern. Ce diagnostic vise à prendre en compte tous les aspects du contexte du patient.
Ils n’ont qu’à rester chez eux !
« Eh oui ! Voici le drame : ils n’ont qu’à rester chez eux. Seulement, on leur a dit qu’ils étaient Français. Ils l’ont appris à l’école. Dans la rue. Dans les casernes. (Où il y avait des chaussures à leur pied). Sur les champs de bataille. On leur a introduit la France partout où, dans leur corps et dans leur « âme », il y avait place pour quelque chose d’apparemment grand. Maintenant, on leur répète sur tous les tons qu’ils sont chez « nous ». Que s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à retourner dans leur kasbah. »
A l’automne 1953, il arriva à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie, il réforma les deux services dont il avait la responsabilité, un de 220 « hommes musulmans », l’autre de 165 « femmes européennes », selon le modèle de la psychothérapie institutionnelle de Tosquelles, en l’adaptant au contexte algérien. En parallèle à son travail de psychiatre et de chercheur, il offrit clandestinement une aide médicale et sanitaire au Front de Libération national algérien (FLN), hospitalisant les révolutionnaires et faisant de son service une plateforme d’approvisionnement pour les hôpitaux de campagne de celui-ci. Son engagement alla croissant au fur et à mesure que s’intensifia la répression française, jusqu’à ce que la rupture soit consommée, sous la forme d’une lettre de démission adressée au Ministre Résident d’Algérie, Robert Lacoste, en décembre 1956. Il y décrit comment, après s’être mis durant trois ans totalement au service du pays qu’il habite et de ses habitants, il a pu s’apercevoir des limites de son action : « Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. »
Le statut de l’Algérie ? « Une déshumanisation systématique »
Suite à un arrêté d’expulsion, Fanon quitte clandestinement Blida début janvier 1957 pour Paris, puis Tunis en mars-avril où il sera rejoint par son épouse et son enfant. Il intègre alors officiellement le FLN, auquel il participe activement, parallèlement à un emploi de psychiatre à mi-temps à l’Hôpital de la Manouba, puis à l’Hôpital Charles-Nicolle à Tunis où il créera le premier hôpital de jour psychiatrique d’Afrique. De plus, on lui proposa d’enseigner à la faculté de sociologie de Tunis, ce qu’il accepta avec enthousiasme. Il officie à divers postes au sein du FLN : d’abord au sein du service presse (il contribue abondamment au journal officiel du FLN, El Moujahid), puis comme porte-parole du FLN en juin 1957, avant d’être nommé ambassadeur itinérant du GPRA en Afrique en avril 1960.
Cette période fut une des plus fécondes de son existence : pratiques clinique et politique, écriture et enseignement, Fanon pratiquait tout en même temps et avec brio. Durant cette période, il écrit L’an V de la Révolution algérienne, qu’il publie chez François Maspero, et dont chacun des cinq essais, à la fois sociologique et clinique, traite d’un aspect de la révolution algérienne.
Lorsqu’il apprend qu’il est atteint de leucémie en décembre 1960, il se rend immédiatement compte que ses jours sont comptés. Il sollicite le soir-même sa dactylographe Marie-Jeanne Manuellan (à qui il avait déjà dicté L’an V) pour un nouveau livre . Celui-ci, Les Damnés de la Terre, sera son dernier. Chef-d’œuvre inclassable, autant testament politique, essai sociologique que philosophique, traversé de part en part par des observations psychiatriques, il est sans conteste son ouvrage le plus abouti, celui où il a pu le mieux montrer comment s’articulaient dans sa praxis politique les différents plans qui la composaient.
Fait notable, Fanon consacrera ses deux derniers articles de presse parus les 20 et 23 février 1961 à la mort de Patrice Lumumba dont on juge en 2025 avec de nombreuses décennies de retard le dernier responsable encore en vie, le vicomte Etienne Davignon.
Fanon passe ses derniers jours à Washington où il s’était laissé convaincre de se faire soigner en dépit de sa répugnance pour cet « oppresseur par excellence » que représentaient les Etats-Unis pour lui. Il décède le 6 décembre 1961. Il ne vivra pas assez longtemps pour voir l’indépendance de l’Algérie qui a lieu quelques mois plus tard.
L’influence de Fanon et de son œuvre depuis sa mort a été considérable. Que ce soit dans les mouvements tiers-mondistes, le mouvement des Black Panther et du Black Power, dans le courant de la pensée postcoloniale ou encore au sein de la gauche décoloniale, il reste omniprésent.
Quel appui peut représenter pour nous l’œuvre de Fanon à l’heure du génocide en cours à Gaza et face à la montée du néofascisme partout dans le monde ? Son militantisme sans relâche pour la cause qu’il défendait, prenant comme point de départ sa situation et son expérience vécue pour ensuite leur faire rejoindre celles de tous les « Damnés de la Terre » paraît déjà être un repère précieux. Ce qu’il est parvenu à faire, et à nous montrer, c’est l’articulation de la construction d’une conscience politique à une volonté de clarification de son propre rapport au monde à travers une mise au travail de son expérience vécue : « La libération totale est celle qui concerne tous les secteurs de la personnalité. L’embuscade ou l’accrochage, la torture ou le massacre de ses frères enracinent la détermination de vaincre, renouvellent l’inconscient et alimentent l’imagination. Quand la nation démarre en totalité, l’homme nouveau n’est pas une production a posteriori de cette nation, mais cœxiste avec elle, se développe avec elle, triomphe avec elle. »
Fanon s’attellera de surcroît à prendre en charge l’épineuse question de la compréhension du phénomène de la violence ayant cours lors de luttes de libération et tentera de la dépasser en la dialectisant. En faire un moment dialectique permet de sortir du manichéisme dans lequel cette violence émerge et auquel a souvent été réduite sa position sur la question, à la faveur notamment de certains passages de la préface de Sartre aux Damnés de la Terre. Fanon, dans son analyse de la violence, ne faisait pas l’apologie de la criminalité mais tentait de l’envisager comme un « appel pour advenir comme être, pour que cela change ». C’est uniquement en l’accueillant de la sorte qu’il est possible de faire de la violence une force désaliénante et non une force redoublant l’aliénation.
Il s’agit, pour conclure, de chercher en nous comment prendre la mesure du geste de Fanon. Sans l’idéaliser ni le romantiser, ce serait accepter de nous laisser transformer par nos combats et nos engagements, par les rencontres que nous effectuons grâce à eux et ainsi permettre à chacun de nous de contribuer depuis notre place à la construction d’un nouveau monde.