Jours d’encre à Gaza

Visible à la salle Gam MAH à la Promenade du Pin (Genève) et pour partie sur les profils Facebook des artistes présentés, cette exposition remarquable s’impose comme un acte de résilience et de dignité face à l’anéantissement. Portée par le collectif Eltiqa, l’accrochage présente des œuvres sur papier, carton et autres supports de fortune, témoignant de la vie sous les bombes. Malgré l’exil pour certain·e s, malgré la perte de leurs ateliers et créations, ces artistes poursuivent leur travail avec une détermination sans faille.

Fondé en 2000, le collectif Eltiqa a maintenu une production artistique constante malgré le blocus et les attaques répétées. Mais depuis octobre 2023, ses membres ont vu leurs ateliers anéantis. Certains, comme Mohammed Al Hawajri et Mohamed Abusal, ont pu fuir, tandis que d’autres poursuivent leur travail dans une précarité absolue. Grâce aux réseaux sociaux, leurs œuvres circulent hors de Gaza, capturant un quotidien de survie. En sursis. «Aujourd’hui, face aux massacres dont nous sommes témoins à Gaza, mon engagement artistique devient plus qu’un choix esthétique: il est moral, éthique, et inévitablement politique. Ce n’est plus une option, mais une nécessité», explique en interview May Murad, l’une des artistes exposées.

Identité disséminée

Cette exposition s’inscrit au sein de Patrimoine en péril, un programme du Musée d’art et d’histoire interrogeant le rôle de l’art en temps de guerre. Dans ce contexte, la scène artistique palestinienne affirme sa présence avec des œuvres où l’intime rejoint le collectif, entre douleur et espoir.

Dans son poème Être palestinien, le poète et plasticien né à Gaza en 1980 Ashraf Fayad pose ce que cette identité palestinienne pourrait signifier: «Être sans pays/veut nécessairement dire être palestinien/Être palestinien/ne signifie qu’une chose: que le monde entier est ton pays/Mais le monde entier n’arrive pas à assimiler ce fait/ comme tant d’autres te concernant…»*

Chroniques illustrées

L’empreinte par la main est une forme essentielle d’art au cœur d’une guerre visant à l’extermination, à l’anéantissement tant démographique que topographique. À Genève, sur un petit étage, sont accrochés les poignants journaux en peintures et dessins dans des dominantes bleues de Souhail Salem. Pour Soupirs sous les décombres, où une kyrielle de visages fantomatiques se détachent de méandres bleutés, il note le 2 janvier 2025: «C’est le titre choisi par ma fille Bisane pour une rédaction scolaire, avant la guerre…»**

En regard du portrait d’une mère protectrice enlaçant ses enfants dans l’espace incroyablement ramassé d’une tente, dont le triangle forme un abris précaire au milieu d’un paysage désolé de ruines et gravats environnants, l’artiste concilie le 28 décembre 2024: «Dans le chaos de la guerre, de la destruction et de l’absence des êtres chers, la mère demeure un symbole de résilience. Elle se maîtrise pour paraître forte devant ses enfants, mais son cœur est tout autant pétrifié de froid et de terreur. La mère est une étoile qui illumine le chemin.»**

Né en 1974 à Gaza et diplômé en beaux-arts, Salem est cofondateur du groupe Eltiqa. Depuis le 7 octobre 2023, son approche artistique a changé sous l’impact de la guerre. Privé de matériaux, il utilise des cahiers d’écoliers, des emballages de médicaments, du papier usagé, et crée ses pigments à partir de thé, de grenade et d’hibiscus. Sur Facebook, il partage ces dessins comme un journal intime et un témoignage brut de la réalité gazaouie.

«Entre laideur et beauté»

Les dessins de Raed Issa, eux, semblent noyés dans la pénombre. Voyez ce bouquet de roses dans mon pays martyrisé, réalisé en encre de noix sur papier, le 12 novembre 2024. Une réminiscence colonisée par l’obscurité et la douleur. D’avril à décembre 2024, l’artiste qui est aussi un magnifique coloriste en déplacement permanent a réalisé quelques 110 dessins. A l’aide, là aussi, d’ingrédients divers, charbon, thé, hibiscus, encre de noix… Cela sur divers supports grapillés ici et là: papier, carton, enveloppes médicales…

En vis-à-vis du dernier d’entre eux remontant au 15 janvier de cette année où le dessinateur porte un chat dans ses bras, il témoigne: «Lorsqu’on est lié à son œuvre par un amour inconditionnel, éternel et authentique, tout devient facile ans l’enfer de cette tente fragile avec ses détails fatigant et même le clou auquel on suspend ses vêtements devient important et nécessaire. Cette dialectique constante entre ma tente et la laideur environnante a créé mon histoire dans mon atelier sous tente, ainsi que ma production artistique quotidienne entre laideur et beauté.»** Ensemble ou isolément, ces artistes façonnent, au fil des années, une identité visuelle propre à Gaza, entre figuration et abstraction, réalisme documentaire et satire politique.

En des teintes parfois bistre et sépia de la famille des bruns avec leurs variantes orangées et noirâtres, l’artiste y concilie la difficulté de trouver du matériel à dessiner, la peur, les interrogatoires, ses peines et espérances: « Nos vies sont réduites à des files d’attente», note Raed Issa, le 21 décembre 2024.**

Art sous tension

Au mur couleur rouge brique, se détachent trois de ses compositions à l’encre de Chine, un port à Gaza avec son bateau de pêche amarré à quai découvrant aussi un pêcheur contemplatif tandis que son collègue s’affaire. Vus de dos un véhicule artisanal surchargé de mobiliers et bagages de fortune, une vie qui se transporte au gré des bombardements et des déplacements forcés.

Une dernière vue est celle de l’architecture en ruines de l’immeuble où logeait la famille de l’artiste au nord de Gaza. Mais quelque chose cloche au cœur de l’image. Plusieurs symboles et pictogrammes indiquent que l’image dessinée est en cours de téléchargement, voire que ce dernier est interrompu.

Ce dispositif reflète les conditions de vie impossibles dans la bande de Gaza. L’électricité n’y est que très difficilement et épisodiquement accessible. Et les toilettes à eau courante inexistantes, favorisant ainsi maladies et épidémies. On peut parler ici d’un urbicide multiforme et d’une ampleur désastreuse.

Enagement

Aux yeux de l’artiste, Gaza «représente une centralité culturelle pour la Palestine» comme elle l’écrit dans un portfolio. Membre du collectif Eltiqa à Gaza avant son départ forcé, Murad a su imposer sa voix singulière dans la scène artistique internationale, en développant un langage visuel qui conjugue mémoire, identité et questionnement sur la condition des artistes en temps de crise.

Son parcours, marqué par la mobilité et l’adaptation, traduit une volonté d’explorer l’art au-delà des frontières physiques et politiques. «Cette guerre a laissé une marque indélébile dans mon âme. J’ai commencé par dessiner ma maison à Gaza à laquelle j’étais très attachée une manière de garder mes souvenirs de cette Terre. Tout a été détruit. Et ce vide a renforcé mon sentiment d’exil. Face à cette destruction, tout désir de retour est impossible», explique-t-elle en conférence publique à Genève. Ce lieu-mémoire, elle le voit à l’image d’un acte de reconstruction symbolique tout en se révélant un type d’hypnose.

Exil

May Murad explore la peinture, la vidéo et le numérique pour interroger l’exil et la séparation. Son projet Virtual Reality (2021) mêle des images de Gaza et de Paris dans des compositions où la ville de son enfance fusionne avec son présent. Elle confie en conférence publique à Genève, le 1er février dernier: « Cette guerre a laissé une marque indélébile J’ai commencé par dessiner ma maison à Gaza. Tout a été détruit. Ce vide a renforcé mon sentiment d’exil ».

Membre d’Eltiqa avant son départ forcé, elle interroge aussi l’inégalité de visibilité des artistes femmes palestiniennes. Lors de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde (IMA, 2023), elle était la seule artiste femme palestinienne. Malgré un combat inachevé, l’art reste un langage de résistance. «Les artistes femmes sont moins visibles que les hommes dans les expositions et collections», note toutefois le site awarewomenartists.com.

 

Pourtant, elles sont majoritaires dans les écoles d’art. «Le manque de visibilité des artistes femmes palestiniennes, comme de nombreuses autres femmes dans le monde de l’art, est un reflet des inégalités systémiques qui persistent dans la société. Bien que les femmes palestiniennes soient présentes dans le monde artistique et jouent un rôle clé, elles sont souvent sous-représentées dans les expositions, les collections et les marchés de l’art», constate May Murad en entretien.

 

Mémoire vivante sur la toile

Face à la disparition des infrastructures culturelles à Gaza, le Sahab Imaginary Museum, conçu par le collectif Hawaf (bords en langue arabe), propose une alternative: un musée virtuel, hébergé sur le cloud. Il permet d’exposer des œuvres d’artistes palestiniens sans contraintes physiques.

Ce projet, qui réunit des artistes comme Hani Zurob, Mohammed Joha et Hazem Harb, redéfinit la notion de patrimoine en mettant en avant une mémoire artistique numérique, à l’abri des destructions matérielles. Ce collectif compte des artistes masculins et Sondos Al-Nakhala est ingénieure en architecture. Sur son site, on lit: «Le musée imaginaire Sahab (Sahab signifie nuage en arabe) vise à développer des espaces sûrs où les communautés peuvent échanger, à travers plusieurs plateformes: site web, ateliers et expositions.»

Figures emblématiques

Parmi les figures emblématiques de l’art contemporaine palestinien, Hani Zurob. Exilé à Paris depuis 2006, développe un travail où l’abstraction devient un moyen d’exorciser la violence de l’occupation. Son usage du goudron dans ses peintures reflète une mémoire sombre, ancrée dans les traumatismes de la première Intifada et des couvre-feux imposés. Mohammed Joha, quant à lui, met notamment en scène des figures enfantines en lévitation, évoquant l’innocence piégée dans la guerre.

Hazem Harb, basé à Dubaï, déconstruit les représentations de la Palestine à travers des collages et des installations qui questionnent la manipulation des images dans le discours dominant. Comme en témoigne ailleurs, le peintre et dessinateur palestinien Basel Elmaqosui: «L’art est un moyen de communiquer sans parler, c’est un langage, un moyen qui permet à l’artiste et à ceux qui l’entourent de s’accrocher aux aspects positifs de la vie et de surmonter la peur.»***

À travers Gaza, l’art comme poumon dans le cadre de l’exposition Patrimoine en péril et sur le web, les artistes palestiniens rappellent avec force que la culture ne s’efface pas sous les exactions, la torture ou les bombardements. Malgré les destructions, elle demeure, portée par chaque trait de pinceau, chaque éclat de couleur. Chaque œuvre devient un cri, une preuve d’existence au cœur du chaos, une manière de dire au monde: «Nous sommes là

Bertrand Tappolet

Gaza, l’art comme poumon, Musées d’Art et d’Histoire, salle Gam MAH. 3 e étage, Promenade du Pin 5, Genève. Jusqu’au 9 février.

Son exposés des travaux des artistes May Murad née à Gaza:dessins à l’encre de Chine; Raed Issa, né à Gaza (El Borej): peintures dessins; Sohail Salem, né à Gaza (El Shati) en 1975: dessins peintures; Mohammed Al Hawajri, né en 1975 à Gaza (El Borej): peintures dessins installations vidéos et photos; Dina Mattar, arrivée à Gaza enfant: peintures, une seule œuvre depuis octobre 2023; Mohamed Abusal, né à Gaza (El Borej): peintures dessins vidéos installations. Son travail artistique a inspiré la pièce de théâtre Le Métro de Gaza d’Hervé Loichemol et le Freedom Theatre de Jénine; Abdel Raouf Al Ajouri, né à Gaza (Jabalia) en 1977: peintures pages blanches dans cette exposition.

*Cité in: Anthologie de la poésie palestinienne, Paris, Ed. Points, 2022.

** Cité in: Catalogue Exposition Art comme un poumon, 2025.

*** Cité in: «Résister avec le crayon», 16 avril 2024.

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