Le blues, une voix populaire

Chronique • Le blues est un exemple de véritable chanson populaire. Il revêt un caractère mélancolique et fataliste à relier aux conditions économiques et sociales très difficiles que ses créateurs comme ses auditeurs avaient à subir.

Chanteur de Blues au Botanic Garden (Lora Martucci)

Qui ne connaît pas le blues ? Techniquement, c’est un style musical utilisant les « blue notes », légèrement rabaissées, faisant cœxister les tonalités majeure et mineure ; il recourt particulièrement à la guitare et au piano, peut être joué en solo ou avec un orchestre ; il instaure aussi un rapport entre le chanteur et l’instrument qui dialoguent entre eux ; pour les paroles, la forme habituelle est la répétition du premier vers avant qu’un autre vers serve de conclusion. Mais surtout, c’est un genre qui incarne l’essentiel de la culture afro-américaine de 1900 aux années 1950. Il correspond à une époque allant de l’imposition d’une nouvelle oppression après la fin de l’esclavage à la période de luttes ayant abouti dans les années 1960 à la loi sur les droits civiques. Après la guerre de Sécession, les Afro-Américains vont être jetés sans moyens et sans défenses dans la jungle capitaliste, condamnés à la pauvreté paysanne, au salariat précaire dans l’industrie, aux migrations vers le Nord en quête d’une vie meilleure, avec le contexte du racisme le plus violent, de la ségrégation, des discriminations et de la misère. Ce sont ces circonstances qui vont, pendant 50 ans, produire le foisonnement du blues, dans toutes les régions où des Afro-Américains vont s’établir. Il revêt un caractère mélancolique et fataliste à relier aux conditions économiques et sociales très difficiles que ses créateurs comme ses auditeurs avaient à subir. Mais le blues transfigure aussi la tristesse et la résignation par le chant, au moyen d’une poésie pleine de force et parfois d’humour.

Un style inséré dans sa société

Le chanteur de blues est pleinement inséré dans sa société dont il exprime la sensibilité et les préoccupations. Sa fonction est plus large que celle d’un artiste. Gérard Herzhaft écrit : « La communauté noire demandait au bluesman d’être compositeur, improvisateur, poète, collecteur et arrangeur de thèmes traditionnels, chanteur, virtuose de son instrument, amuseur public, sociologue… [Le] bluesman avait aussi un rôle thérapeutique pour lui-même et son auditoire. Ensemble, ils trouvaient un effet cathartique à leurs tourments. Le chanteur de blues aborde tous les thèmes importants pour les communautés afro-américaines : la tristesse (le cafard qu’on appelle « blues ») qui guette toujours, les problèmes de couple, la sexualité, les déplacements à travers le pays, le racisme, la violence, la prison, la mort et aussi l’actualité politique, notamment pendant la grande crise de 1929. Mais le traitement des sujets politiques est descriptif et le blues ne relève pas de la chanson engagée (les quelques chanteurs afro-américains, comme Josh White, ayant abordé directement la politique se sont plus ou moins éloignés du blues).

Chansons d’amour et de douleur

Le célèbre « blues », une sorte de tristesse accablante née d’une situation dont on ne sait comment sortir et qui attaque l’être profondément, est souvent évoqué. Dans son Preachin’ Blues, Robert Johnson le décrit ainsi : « Mmmm, j’étais réveillé ce matin, tous mes blues marchant comme un seul homme (bis)…// Et le blues m’a complètement retourné et mis en pièces (bis)…// Le blues est un sinistre frisson qui vous glace/ (parlé) Oui, écoutez bien/ Mmmm un sinistre frisson qui vous glace…// Oui, le blues c’est le mal d’un vieux cœur qui souffre…/ Et comme la phtisie, il me tue peu à peu… » (trad. Hubert Galle). Dans Crossroads Blues, le même chanteur décrit la peur de celui qui, perdu, est à la merci des racistes : « Je me suis rendu à la croisée des chemins, je suis tombé à genoux, (bis)/ J’ai dit au Seigneur qui est aux cieux : « Ayez pitié de moi, sauvez-moi, je vous en prie. »// Debout près du carrefour, j’ai tenté d’arrêter une voiture : (bis)/ Personne n’a semblé me reconnaître, personne ne s’est arrêté.// Le soleil se couche, les gars, la nuit va me surprendre ici, (bis)…// Cours, cours dire à mon ami, ce pauvre Willie Brown, (bis)/ Mon dieu, que je suis à la croisée des chemins, chérie, et que j’ai l’impression de sombrer » (trad. Robert Springer). Les blues parlent aussi abondamment des relations amoureuses, surtout quand elles sont douloureuses ; ainsi chez Blind Blake (Cold Hearted Mama Blues), on trouve : « Femme au cœur froid, pourquoi es-tu si froide avec moi ? (bis)/ Tout ce que tu veux, c’est mon argent, tu te sers de moi.// Je passe mon temps à genoux, je rampe vers toi comme un esclave, (bis)/ Mais tu continues à me tracasser jusqu’à me mettre hors de moi » (trad.Robert Springer). Pour l’actualité, dans We sure got hard times, Barbecue Bob dépeint ainsi la crise économique : « Tu as entendu parler d’un boulot et tu y vas aussitôt, (bis)/ Le même jour il y a vingt autres types qui veulent ce même boulot.// … Les temps sont durs maintenant, c’est pas du bluff…// Tu t’es mis à chouraver, mais ça ne t’avance pas, (bis)/ Fais attention, tu vas te retrouver avec un boulet à la cheville.// Le saindoux et le bacon sont passés à un dollar la livre, (bis)/ Le coton commence à se vendre, mais il continue de baisser » (trad. Robert Springer).

Véritable chant populaire

Le blues est un exemple de véritable chanson populaire. De fait, l’expression « chanson populaire » n’est pas toujours claire. A l’heure où les chanteurs populaires sont souvent mis au plus haut par le star-system, on peut se demander si la chanson populaire est celle qui naît vraiment du peuple ou si elle est seulement celle qui plaît au peuple, même venant d’une élite. Mais en ce qui regarde le blues, ces ambiguïtés s’effacent. Il est toujours resté le fidèle reflet des conditions de vie difficiles des Afro-Américains. Bien que les musiciens de blues aient été diffusés à grande échelle à travers des disques (produits et vendus essentiellement par des Blancs), ils ont toujours été fermement enracinés dans leur communauté. Ils jouaient souvent sans cesser d’être fermiers, ouvriers ou d’exercer de petits métiers ; et s’ils étaient des professionnels, c’est dans la rue ou les cabarets qu’on les écoutait. Jusqu’aux années 1950, rares sont ceux qui firent carrière.

S’il ne faut pas regretter qu’après 1950 l’amélioration de la condition des Afro-Américains ait donné lieu à d’autres genres musicaux (soul, gospel), en revanche on peut se réjouir que la vérité des sentiments contenus dans le blues, préservée de l’esprit commercial, ait continué d’irriguer au-delà de la musique américaine, la musique du monde entier.