Sous le soleil des salauds

Chronique • Cet oubli de la liberté - et des responsabilités qui lui incombent- se fait, curieusement, toujours dans le sens de l’intérêt du capital. Tout ce qui freine, retarde, diffère l’accumulation du capital est présenté par le capitaliste comme une nécessité d’airain.

Quentin Mouron (DR)

Jeudi 4 août. L’un des jours les plus chauds de l’année. Il est un peu moins de 14 heures. Sur l’autoroute, la vitesse de circulation est réduite à 60 kilomètres/heure. Une armée de travailleurs en orange s’active sous le soleil. Ils portent des uniformes qui signalent les entreprises qui les ont envoyés là, dans la fournaise, au mépris de leur santé, au mépris de leur vie. Si vous demandez aux patrons ce que les ouvriers qu’ils emploient font en plein soleil par une telle chaleur, ils vous répondront qu’ils aimeraient leur donner congé, qu’ils ne souhaitent pas les envoyer dans cet enfer, nous ne sommes pas des brutes, nous ne sommes pas des sadiques, nous n’avons pas le choix, nous sommes obligés d’agir comme nous agissons, nous sommes soumis aux contraintes du marché, nous sommes soumis à la concurrence, de plus la loi nous y autorise, nous ne violons pas la loi, nous sommes des citoyens honnêtes, nous avons pour nous le droit et la morale.

Mauvaise bonne conscience

Oui sans doute, mais vous n’en êtes pas moins des salauds. Jean-Paul Sartre a précisément défini le salaud, en a fait une catégorie philosophique: « Le salaud, au sens sartrien du terme, c’est celui qui se croit, qui se prend au sérieux, celui qui oublie sa propre contingence, sa propre responsabilité, sa propre liberté, celui qui est persuadé de son bon droit, de sa bonne foi, et c’est la définition même, pour Sartre, de la mauvaise. (1)» Cet oubli de la liberté – et des responsabilités qui lui incombent- se fait, curieusement, toujours dans le sens de l’intérêt du capital. Tout ce qui freine, retarde, diffère l’accumulation du capital est présenté par le capitaliste comme une nécessité d’airain, comme une figure du destin, dont la forme finale est généralement la tautologie : les lois du marché sont les lois du marché. Or, les salauds ne sont pas des personnages de tragédie. Phèdre accomplit son destin dans un mélange de révolte et de souffrance – qui la mènent au suicide. Les salauds sont heureux, ils ont la conscience tranquille, ils partent en voyage: le soleil et la morale leur sourient. «Le salaud, c’est celui qui a bonne conscience.»

Quand les masques tombent

Il arrive que le salaud ait une occasion de ne plus l’être – et il la manque, forcément. Quand Unia Vaud dénonce les conditions de travail des ouvriers sur les chantiers, notant que seul 8% de ceux-ci ont été interrompu en raison de la chaleur (2), le syndicat des salauds – La Fédération vaudoise des entrepreneurs – se rebiffe, il tombe le masque, il ne joue plus les étonnés, il ne joue plus les contraints, il laisse brièvement de côté les considérations sur le destin, il est forcé de prendre position, il est forcé de s’engager – et de s’engager contre les travailleurs. «Les chantiers ne manquent pas d’eau», voici la réponse que formule le salaud sur son transat, dans son bermuda pastel, dans la translucidité orangée de son apéro Spritz, voyez, moi aussi je sue de la raie, le soleil est le même pour tout le monde, il darde sur tous sans distinction de classe, d’ailleurs les classes sociales n’existent pas, nous sommes tous logés à la même enseigne, seulement moi je travaille davantage, même si ça ne se voit pas. Quand le salaud est forcé de tomber le masque du tragédien emporté par le poids du destin, il révèle son visage, qui est celui de la farce. Personne ne peut prendre la déclaration de la Fédération vaudoise des entrepreneurs («ils ont trop chauds? qu’ils boivent de l’eau!») au sérieux, ni les travailleurs, ni les syndicats, moins encore les entrepreneurs eux-mêmes. Qu’importe? Le capitalisme tardif tire précisément sa force de sa légèreté, de son insouciance, de sa frivolité. Quand ce que Sartre appelle «l’esprit de sérieux» ne suffit plus, il reste la bouffonnerie. Le salaud est adossé à la farce comme à une ombre rassurante, comme à une porte dérobée par laquelle il peut fuir quand il est démasqué. Premier mouvement: il fait chaud, mais nous n’y pouvons rien. Deuxième mouvement: nous pourrions quelque chose, mais nous ne le voulons pas. Troisième mouvement: il fait chaud, qui veut de l’eau? Bouffonnerie, rires enregistrés, applaudissements du public dans la section commentaires des journaux en ligne: «quel réalisme économique! quelle manière de parler franche! de toutes façons tout le monde travaille quand il fait chaud! moi je ne me plains pas! de mon temps il faisait plus chaud! on travaillait 22 heures par jour ! on ne se plaignait pas! merde aux gauchistes!» Les salauds sont des comédiens, et des comédiens populaires, qui plaisent énormément, qui plaisent obscènement, pour qui l’on vote, que l’on élit, que l’on réélit, à qui l’on confie les clefs, les gens nous aiment, que voulez-vous, nous n’y pouvons rien, c’est comme ça, il fait chaud, buvez de l’eau!

(1) André Comte-Sponville, http://poethique.over-blog.fr/article-qu-est-ce-qu-un-salaud-comte-sponville-53426437.html

(2) 24 Heures, 21 juin 2022.

Quentin Mouron