La désinformation économique

Économie • Journaliste économique reconnue et désormais indépendante, Myret Zaki vient de sortir un nouveau livre, montrant que les principaux indices économiques comme le taux d’inflation reposent sur des choix méthodogiques. Or, l’enjeu des chiffres est qu’ils déterminent les politiques. Interview.

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Qu’est-ce que vous entendez par le terme de désinformation économique ?

Myret Zaki Ces formes de désinformation, qui peuvent émaner d’importants acteurs institutionnels, se produisent quand on exagère certains aspects de la réalité économique, ou que l’on sous-estime ou néglige d’autres aspects. Cette tendance est apparue depuis 30 ans et et le début du déclin de l’économie occidentale en comparaison mondiale. Durant les Trente Glorieuses il y avait un boom, il n’était pas nécessaire d’enjoliver la réalité. Mais en temps de crise et de lutte commerciale avec la Chine, les entreprises ou les institutions ont tendance à vouloir présenter de beaux chiffres : on sous-estime le taux de chômage ou d’inflation, on gonfle celui de croissance ou du PIB. En 2021, le premier taux cité était de 2,5 % et s’approchait du plein emploi selon l’Office fédéral de la statistique (OFS) et le Seco. Il fait cependant fi de nombreux autres paramètres, comme les chômeurs découragés ou exclus des statistiques, notamment les personnes en fin de droit, de l’augmentation du travail à temps partiel (passé de 9 à 21 % pour les hommes entre 1991 et 2020 et de 50 à 60 % pour les femmes entre ces deux dates). Dans les réalités, le taux de chômage suisse s’élèverait à 5 % selon le Bureau international du travail (BIT).

Il en va de même avec le taux de pauvreté, qui se calcule selon les normes de l’aide sociale, qui peuvent varier selon la méthode. En 2020, 8,5 % de la population suisse ou quelque 722’000 personnes étaient touchées par la pauvreté en termes de revenu selon l’OFS. Mais si l’on prend la méthode plus fiable du seuil à 60 % de la médiane du revenu disponible équivalent, on arrive à un taux de pauvreté en Suisse de 15,4 % de la population, et cela sans comptabiliser les sans-papiers. Cette information est importante pour les électeurs ou les politiques de lutte contre la pauvreté.

Dans un chapitre, vous montrez aussi que le taux d’inflation est loin de correspondre à la réalité. Pourriez-vous l’expliquer ?

Dans les pays développés comme la Suisse, le taux d’inflation est présenté comme très faible depuis des années, mais il faut rappeler que l’Indice des prix à la consommation (IPC) exclut certaines dépenses comme celles des primes d’assurance-maladie, qui ont augmenté de 120 % en 20 ans. Pour des raisons méthodologiques qu’il faudrait discuter, le gouvernement exclut donc des charges essentielles de cet IPC. L’indice se base aussi sur un ménage moyen, alors que les impacts sont très dissemblables pour les bas revenus ou les hauts salaires et affecteront différemment la consommation ou les dépenses des ménages.

Il faut aussi noter que cet indice inclut aussi des baisses, notamment à travers ce que l’on appelle des gains de qualité. Mais pour l’utilisateur, qui paiera plus cher son matériel, quelle est l’utilité d’avoir un ordinateur, qui a plus de fonctionnalité ou de mémoire, s’il n’utilise pas ces fonctionnalités ? On se rend compte aussi que l’IPC exclut les pertes de qualité, comme le temps d’attente auprès des services en ligne de certaines entreprises ou le fait que les sièges et l’espace se réduisent dans les avions.

Outre ces manipulations de l’information économique, celle-ci est aussi de plus en plus soumise à l’influence des communicants. Comment cela se passe-t-il ?

Les entreprises ou les institutions engagent de plus en plus d’importantes équipes de communication – souvent d’anciens journalistes – avec des budgets conséquents. Cela influence fortement la presse économique sollicitée par ces informations, relevant bien souvent du contenu promotionnel. Celle-ci subit aussi l’implication de ces communicants, qui ont une grande force de proposition. Dans la presse féminine, on voit de plus en plus fleurir des articles pour vendre des produits. Cela est lié au fait que les marques ont gagné en puissance et qu’elles deviennent elles-mêmes des médias. Du fait de la réduction des effectifs dans les rédactions, il devient de plus en plus difficile de faire des enquêtes de fond. Aujourd’hui, on peut trouver des enquêtes réalisées par des ONG comme Tax justice network, qui compte de nombreux experts fiscaux, ou Corporate Europe Observatory, qui documentent, par exemple, la puissance du lobbying dans les instances européennes. Sans eux, on manquerait d’informations critiques et documentées en profondeur.

Dans un dernier chapitre, vous montrez que finalement que le 1 % des personnes les plus riches du monde façonnent l’opinion, au détriment des 99 % restants. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Des fonds importants financent des leaders d’opinions, des think thank, voire des programmes de recherches académiques pour influencer les modes de pensée. D’obédiencee républicaine, le politologue étasunien Francis Fukuyama a étudié comment la ploutocratie étasunienne, soit l’élite économique, détermine les grands axes de politique interne, mais aussi de politique étrangère. Le monde intellectuel et culturel va tendre à promouvoir et à adopter les idéaux et les vues des 1 %, créant un esprit favorable à des concepts qui les concernent en premier lieu, mais qui sont moins pertinents pour l’intérêt général. Comme les vertus de la philanthropie, du transhumanisme, de la dérégulation, de la globalisation, de la méritocratie ou des voyages dans l’espace. A contrario, la pensée des 1 % va défendre l’idée de démanteler les protections sociales « excessives », va démoder l’idée de redistribution, de lutte contre les inégalités, de sécurité au travail ou de réglementation du secteur financier. Cette idéologie a aussi une portée internationale, car le soft power de l’Occident lui permet encore d’avoir une domination culturelle mondiale.

Actuellement, les idées qui marchent ne sont-elles pas plutôt liées à ce que l’on appelle le wokisme ou le droit des minorités ?

Le wokisme (terme péjoratif pour désigner les luttes identitaires des minorités aux États-Unis, ndlr), qui a bien des points positifs, est porté par des minorités, qui ont des moyens et sont soutenus par les Démocrates des côtes Ouest et Est des Etats-Unis. Mais d’autres combats comme celui des Indiens d’Amérique, qui ont recouru auprès de l’ONU, ne sont pas du tout entendus. Il est patent aussi que les idées d’extrême-droite populistes sont en progression. En Suisse, il faut rappeler que Christoph Blocher est l’une des premières fortunes du pays.

Dans un récent article, vous montrez que ce sont les salariés qui sont pénalisés par la hausse du taux d’inflation et non les actionnaires. Comment cela se passe-t-il ?

Les politiques monétaires de Banques centrales contribuent à financer les personnes les plus riches, en subventionnant les actions, alors que seule 10 % de la population est exposée à la bourse. Ce constat est d’ailleurs fait par la Réserve fédérale elle-même. Le recours à la planche à billets, sans création de richesses dans l’économie réelle permet de couvrir les pertes des investisseurs, alors que des salariés, qui sont touchés par une hausse de l’inflation de 10 %, perdront bien 10 % de leur salaire, avec l’appauvrissement que cela implique. On aboutit à un pouvoir d’achat à double vitesses.

Myret Zaki, Désinformation économique, ed. Favre, 260 pages, 2022

Entretien réalisé par Joël Depommier