Godard, clap de fin et au-delà

Hommage • Cinéaste franco-suisse inventif et aventureux, Jean-Luc Godard disparaît à 91 ans dans son sanctuaire de Rolle. Son assistant et monteur, Fabrice Aragno, évoque un artisan poète de l’image aux quelques 120 réalisations, une œuvre océanique.

Jean-Luc Godard. Photo Fabrice Aragno

«Le cinéma, pour moi, cela a été d’abord Charlot, puis Renoir, Buñuel, et c’est aujourd’hui Godard», relevait Louis Aragon. Avec le co-fondateur de la Nouvelle Vague, Fabrice Aragno a notamment travaillé sur Film Socialisme, Adieu au Langage et Le Livre d’image. Inventeur, l’homme refuse la fétichisation de Godard alors que sa relation avec lui est pragmatique et simple, naturelle et souvent silencieuse. La beauté la plus fulgurante, déroutante parfois, peut surgir ici des réflexions les plus profondes, là des constats les plus élémentaires votre disputés.

De Jean-Luc Godard, on cite souvent Nouvelle Vague, À bout de souffle, Pierrot le Fou, Alphaville ou encore Le Mépris. Son parcours, débuté en 1957, le verra consacré à plusieurs reprises. En 1987, un César d’honneur pour l’ensemble de sa carrière et en 1998, un César d’honneur exceptionnel pour son œuvre. En 2010, un Oscar d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. 2018 le voit recevoir, sans sa présence, la Palme d’Or Spéciale du Festival International du Film de Cannes pour Le livre d’image, un prix qui a été décerné pour la toute première fois. Comme s’il fallait créer un label singulier pour saluer une œuvre réputée inclassable.

«Comment, dans le cas de Godard, peut-on sérieusement prétendre rendre compte de manière contextualisée d’un corpus qui s’étend sur six décennies d’activité artistique multimédia et comprend plusieurs centaines de titres dans des formats divers et des longueurs différentes, allant de trois minutes à dix heures, plus un volume considérable d’écrits et de travaux graphiques?», s’interrogeait Michael Temple à la sortie de trois biographies sur le cinéaste. (OpenEdition Journals, 2011). On ne s’y risquera donc pas.

Hommages et mélange formel

En décembre 2020, Fabrice Aragno saluait en entretien un cinéaste volontaire, déterminé, éternellement en quête de «plusieurs projets en cours». Au final et sous réserve d’inventaire, quelques 120 réalisations à ce jour, comptant tous les types de productions – collaborations, clips, épisodes, coréalisations… Bâtissant film après film, l’image d’un artiste littéralement habité par le cinéma. Son humour cinglant devint légendaire. Godard avait ainsi refusé l’ordre du mérite en l’explicitant ainsi: «D’abord, je n’ai aucun mérite. Ensuite, je n’ai d’ordre à recevoir de personne.» Le cinéaste n’obtint que fort peu de soutien voire aucune aide des autorités fédérales helvétiques, comme si un «Trésor national» ne devait pas toujours et encore trouve à financer ses réalisations, souligne Fabrice Aragno.

À l’occasion du Prix d’honneur du cinéma suisse qui lui fut décerné en 2015, il y eut toutefois cette lettre du Conseiller fédéral Alain Berset à Jean-Luc Godard. Sauf que les applaudissements ne se mangent pas. «Votre cinéma est un mélange des genres, comme des formes. Il est la poésie née sur le limon du quotidien. Il est amateurisme savamment maîtrisé, folie triste et pessimisme joyeux. Il est tantôt sociologie, tantôt politique. Il est musique des phrases et grammaire des bruits. Ce cinéma-là, c’est du jazz. Un jazz rythmé par le montage, art invisible dans lequel vous excellez, le seul art peut-être qui, dans le cinéma, ne peut être exercé qu’en artisan. Non, vous n’êtes pas un réalisateur, ni même un scénariste, vous êtes d’abord et avant tout un monteur. Et au cinéma, où tout n’est qu’illusion, c’est le monteur qui détient la vérité.», y lit-on (Lettre du 13.03.2015).

Selon l’assistant et monteur Fabrice Aragno, inutile de chercher la clé magique de compréhension des films godardiens: «il faut prendre le film comme on prend quelqu’un dans ses bras, et faire un pas de deux. Pour lui c’est lors du montage que l’on compose véritablement le film et que l’on «met de l’imaginaire dans le concret». A le suivre, le cinéma n’est pas définition mais projection. Ainsi le mystère se crée non dans ce qui est à l’image, mais dans ce qu’on y projette en tant que créateur ou spectateur. La caméra numérique ne fait pas l’image et le tournage n’est qu’une «sortie en commissions» (dixit JLG). «C’est lors du montage que le film se compose réellement, que l’on met de l’imaginaire dans le concret.»

Art du deuil

Le cinéma comme alchimie et «utopie nécessaire». Déconcertant, Jean-Luc Godard l’a toujours été, allant crescendo dans cette volonté qui l’a toujours animée de révolutionner son art. De la Nouvelle Vague aux années vidéo et leur montage à dessein artisanal, en passant par le Groupe Dziga Vertov. Sa dernière métamorphose remonte aux Histoire(s) du cinéma (1998), – anthologie de montage convoquant la vidéo «comme cimetière du cinéma».

En 2012, sur commande de la Télévision suisse et scénario du maître, il co-réalise avec Godard, Quad erat demontrantum s’ouvrant sur un plan de JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1995). La séquence est une forme de regard introspectif où Jean-Luc invite à regarder le négatif en face». A l’en croire, il ne peut réaliser un film sur «marqué par une vision surplombante et verticale», mais avec celui dont il partage le travail. Godard lui propose alors une structure de 24 fois une minute, plus une de générique initial et final.

Chaque minute est découpée en quatre plans, dont «l’un de Jean-Luc dans ses films, un autre de ceux-ci.» Il s’agit de voyages dans les paysages de Godard. Le film se scelle par «le cinéaste tel Ulysse de retour à Ithaque, retrouvant le foyer, son chien le reconnaissant. C’est une odyssée simple. Loin de produire une dramaturgie, il s’agit de cubisme. Ou plutôt de mobiles suspendus à la Alexander Calder, dont les éléments bougent légèrement, offrant des facettes multiples. Et une importante partie centrale liée à la guerre où un travelling dévoile des arbres coupés.»

Autoportrait

On y entend la voix caverneuse, mélancolique, lasse et amniotique de l’ermite rollois: «Je sais maintenant pourquoi le cinéma a commencé en noir et blanc et même les premières photographies. C’est parce qu’il fallait participer au deuil de la vie.» Les multiples présences signatures de Godard infusent. Ainsi le burlesque de sa silhouette plongeant lestement «sans effets spéciaux avec chapeau et imperméable, incroyable» par une vitre dans une Ferrari jaune. «Nous avons peut-être réalisé à quatre mains son autoportrait, lu permettant de s’y monter possiblement autrement». Significatif d’un lien pluriel avec la cinéaste et écrivaine lausannoise Anne-Marie Miéville dont il est le compagnon, on retrouve son parcours à elle au cœur d’une maquette dans un court film, Voyage(s) en utopie.

Si Godard est facétieux, sensible à la musique et la peinture, il est aussi tragique. Dans l’exposition qui lui est consacrée en 2006 au Centre George Pompidou, il prévient à l’entrée d’une salle: «Le passé n’est plus transmissible, il ne peut être que cité.» Mais les signes, fragmentaires, interprétables, peuvent encore aider à en chercher le sens.

Parcours d’un regard

Sorti en 2004, Notre Musique marque la première coopération entre Aragno et Godard. Son cinéma lui avait été présenté comme «analytique, littéraire, universitaire». Les a priori s’évanouissent au premier tournage. «S’il aime œuvrer sur les mots et les contradictions, il considère ce qui est. Et l’intègre littéralement au tournage.

Ainsi cette séquence d’après orage, car il peut bien pleuvoir au paradis. Dans ce sous-bois humide traversé de lumières et de rideaux pluvieux à la diagonale. C’est d’une incroyable richesse, angoissant, fort. Il va à l’essence de ce que vous êtes. Le présent physique, l’ici et maintenant n’est-il pas la plus belle des choses?», s’enthousiasme le Neuchâtelois. Conscience de soi et du monde sont intimement liés dans cette nature renoirienne esquissant un espace émancipateur toutefois délimité par des soldats. Comme un idéal communautaire pensé et imaginé de l’intérieur.

L’œil mosaïque

En 2020 est présentée l’exposition installation Sentiments, signes, passions. A propos du livre d’image, sur une proposition du Festival Visions du réel (Vdr)=au Château de Nyon, exposition déclinée à l’instar du film, en cinq parties et autant de doigts d’une main tendue par le long-métrage au spectateur promeneur «Jean-Luc Godard a formulé cette dimension de manière ferme et convaincue lors qu’il est passé dans l’exposition, heureux du fait qu’elle ne comporte pas parcours et lecture imposés, relève Emillie Bujès, directice de Vdr, Mais favorise un mouvement de montage libre. Au visiteur de décider comment et à quelle vitesse, il assemble, des images dont il a tout loisir de laisser entrer dans son esprit. Ou de quelle manière des éléments se font écho d’une salle à l’autre. Ainsi le souvenir d’un son provenant d’une salle viendra habiter l’image d’une pièce successive. A chacun donc de développer son fil(m) conducteur», nous confie-telle alors.

Le Livre d’image s’inscrit dans la veine «mélangeuse» de l’œuvre godardienne. Soit des montages ou sampling d’emprunts tuilage d’extraits de films, archives, de reportages télé, notamment sur la guerre du Vietnam, fragments écrits ou musicaux. Le tout forme un sidérant mash-up dont la terrible beauté désastreuse – la majorité des sources visuelles traitent des conflits et de leurs dommages collatéraux- réside dans leur assemblage. Mais aussi dans la manière de transfigurer les matériaux originels devenues des moirages aux teintes flashy.

Une mosaïque où le traitement du son est aussi singulier et déroutant que celui de l’image. «L’œil y accroche souvent un petit détail pour partir vers le monde. Celui du film qui notamment rit, hurle, passe les guerres et les éclats de la Commune», confie Fabrice Aragno au sujet du rythme aléatoire des images projetées au fil de chaque section de l’exposition et film-livre dont il a conçu l’accrochage de Sentiments, signes, passions. A propos du livre d’image au Château de Nyon. Ceci autour de la palme spéciale à Cannes en 2018. «Comme si le jury avait eu peur de lui décerner une palme tout court».

Le cinéma est-il défunt? Faut-il le saluer, le déconstruire, le fragmenter pour mieux en retrouver la musicalité et la picturalité faite de télescopage d’images retravaillées? Ou plutôt le remettre sur le métier par Eloge de l’amour, Notre Musique, Film Socialisme et Adieu au langage, un quatuor de réalisations expérimentales conduisant au Livre d’image. Godard y explore encore à 87 printemps, réinventant ses instruments fétiches: l’image et le son. Pour ce film, Fabrice Aragno souligne: «C’est du montage. La tâche consistait à lui apporter des images ou des DVD, à construire les étagères que l’on retrouvait dans l’exposition nyonnaise. C’est un apprentissage de l’expérience continument renouvelé de travailler avec lui».

Bertrand Tappolet

Cet article reproduit pour une grande partie, « Impressions de Godard par Fabrice Aragno » paru dans Gauchebdo, le 4 décembre 2020.