Le buteur chilien qui s’opposait à Pinochet

Sport • Portrait de Carlos Caszely, symbole d’un football politique et résistant, qui contribua à la chute d’un dictateur. (Par Luca Schalbetter)

Carlos Caszely en 1982.FFC

Le 11 septembre 1973, les avions bombardent le palais présidentiel à Santiago. Salvador Allende, premier président socialiste élu par les urnes, meurt dans cette opération et laisse la place au général Pinochet après un coup d’État militaire largement soutenu par les États-Unis. Le Chili devient un laboratoire d’expériences ultra-libérales que les classes populaires subiront de plein fouet, mais aussi une dictature militaire brutale qui fera de nombreuses victimes.
Pendant ce temps, l’attaquant Carlos Caszely vient d’être engagé en Espagne par l’Union Deportiva de Levante. Il est à cette période le seul joueur chilien à jouer en Europe. Il n’a que 23 ans mais est déjà bien identifié à gauche. Fils de cheminot, comme Pablo Neruda, il soutient publiquement Allende lors des législatives de 1973. Le parlementaire communiste Gladys Marin dira même de lui qu’en plus d’être un grand joueur de football, c’est aussi un jeune « qui comprend et soutient le processus révolutionnaire de son pays ». À peine deux mois après le coup d’État, Caszely retourne au Chili pour y jouer le match retour des barrages de la Coupe du monde contre l’URSS. Entre temps, le Stade national a été transformé en un immense camp d’internement où sont torturés et fusillés plus de 12’000 opposants politiques. L’Estado nacional est rebaptisé « Stade de la Mort » et le chanteur communiste Victor Jara y sera fusillé le 16 septembre 1973 après s’être fait broyer les mains.

Conscient de la situation, les soviétiques refusent de jouer le match au Chili. Ils proposent une rencontre en terrain neutre, Pinochet balaie cette avance. La FIFA tergiverse, puis envoie une commission sur place chargée d’établir un rapport. Verdict : « Nous avons trouvé que le cours de la vie était normal, il y avait beaucoup de voitures et de piétons, les gens avaient l’air heureux et les magasins étaient ouverts. » L’URSS continue à s’opposer à la tenue de ce match par un communiqué sans équivoque : « Pour des considérations morales, les sportifs soviétiques ne peuvent pas jouer en ce moment au stade de Santiago, souillé du sang des patriotes chiliens. » Le match aura quand même lieu, devant 40’000 spectateurs, mais sans adversaire. Le 11 chilien entre seul sur la pelouse, fait tourner le ballon puis finit par le glisser au fond des filets. La FIFA valide le score de 1-0 pour le Chili et donc sa qualification pour la Coupe du monde. Caszely qualifiera ce match de « show le plus débile de l’histoire ».

Un sportif fait basculer les urnes

La sélection chilienne est reçue par le général Pinochet avant son départ pour la compétition en Allemagne. Le dictateur fait le tour des sportifs pour leur serrer la main. Un joueur ne donnera pas suite à la main tendue de Pinochet, en les gardant derrière le dos. C’est Carlos Caszely, il raconte : « Moi, comme être humain, j’avais cette obligation, parce que j’avais un peuple entier derrière moi en train de souffrir, et que personne ne faisait rien pour eux. Jusqu’à arriver à un moment où j’ai dit stop… Non à la dictature ! Au moins, laissez-moi protester. Au minimum, laissez-moi le dire. » Un geste qui ne restera pas sans suite. À son retour de la compétition, Caszely apprendra que sa mère a été arrêtée, puis torturée par les hommes du régime.

En septembre 1988, l’incertitude règne sur le résultat du référendum pour le maintien ou non de Pinochet au pouvoir. À la télévision, Caszely et sa mère apparaissent dans un clip de campagne pour le « Non ». La mère y disait notamment : « Les tortures physiques, on peut les dépasser, mais les tortures psychologiques, tu ne peux pas les effacer. Je ne peux pas les oublier, même aujourd’hui, je les ressens dans ma tête et dans mon cœur. C’est pourquoi je vais voter « non ». Pour que demain, ensemble, nous vivions dans une démocratie libre, sans haine, avec amour, avec joie. » Le « non » gagne à 56 % et les généraux refusent de suivre Pinochet dans un second coup d’État. Des analyses ont estimé que l’intervention des Caszely a pu faire basculer 7 % des indécis vers le non. n