L’hypocrisie énergétique du Conseil fédéral

Énergie • Teddy Püttgen est Professeur honoraire à l’EPFL. Il y a notamment créé et dirigé le Centre de l’Energie. Il est également le co-auteur du livre L’électricité, au cœur de notre futur bas-carbone, sorti l’année passée. Entretien.

La centrale de Mühleberg. DR

Les raisons invoquées pour expliquer la pénurie annoncée sont diverses : guerre en Ukraine concernant le gaz, spéculation, baisse de la disponibilité des énergies fossiles… Quel est votre point de vue ?

T. Püttgen En Suisse, nous n’utilisons pas le gaz pour produire de l’électricité. Il a toutefois un rôle dans les pénuries annoncées : la Suisse a une dépendance croissante sur les importations d’électricité venant de voisins qui la produisent à partir de gaz. Leurs difficultés d’approvisionnement auront un impact induit sur notre approvisonnement d’électricité. L’Office fédéral de l’énergie (OFEN) a une responsabilité écrasante sur la situation dans laquelle nous nous trouvons.

C’est-à-dire ?

La centrale nucléaire de Leibstadt, mise en service en 1984, est la dernière grande centrale de production d’électricité mise en service en Suisse. La consommation d’électricité a fortement augmenté depuis. On a certes augmenté les capacités du pompage-­turbinage hydraulique qui ne produit pas d’énergie, mais qui en stocke. Juste après Fukushima, le Conseil fédéral (CF) a pris la décision, émotionnelle, de sortir du nucléaire. Cette décision n’est pas à incriminer en elle-même, toutefois le CF l’a prise sans avoir de plan B et il n’en a toujours pas. Dès que la décision de fermer la centrale de Mühleberg fut prise, fin 2019, il était tout à fait clair qu’on allait avoir un problème. A l’horizon 2030, il faudra aussi arrêter la centrale de Beznau, une des plus vieilles au monde, elle aura alors 60 ans. Le déficit d’approvisionnement électrique va donc s’accentuer. En 2021, la totalité de la production photovoltaïque suisse a à peine atteint la production de Mühleberg. Cela n’a rien à voir avec l’efficacité des panneaux, la ressource solaire est ce qu’elle est et nous vivons très au nord – Berne est à la latitude de Montréal.

Pendant très longtemps, la Confédération était contre les centrales au gaz. On a donc poursuivi la « Stratégie 2050 » qui consistait à dire non tant au gaz qu’au nucléaire. Sauf à importer de l’électricité dans une hypocrisie totale – nous sommes bien contents d’importer de l’électricité d’Allemagne (fossile) et de France (nucléaire). En 2020 et 2021, l’arrêt de Mühleberg n’a pas posé de problème, vu le ralentissement de l’économie dû au Covid. Cette année, avec une économie qui repart, l’arrêt de Mühleberg intervient. Tout ceci n’a rien à voir avec la guerre en Ukraine. Les politiques qui vous disent que nous ne pouvions pas prévoir les problèmes liés à l’électricité nous mènent en bateau. Cela fait 10 ans que je dis que la Suisse doit maintenir son autonomie d’approvisionnement électrique et qu’elle pourrait avoir des difficultés à importer de l’électricité à l’horizon 2025. Je me suis trompé, c’était 2022.

Que pensez-vous de l’envie de la Confédération de s’équiper de centrales à gaz pour pallier les pénuries d’énergie ?

Il semblerait que Madame Sommaruga ait changé de ton et qu’on veuille construire ce genre de centrales. A Chavalon, en Valais, il y a une centrale à fuel lourd maintenant à l’arrêt qu’on aurait pu convertir en centrale au gaz. Sa puissance installée était de 400 mégawatts, donc autant que Mühleberg. Elle est en démantèlement. On sait qu’il y a du gaz dans la région de Noville, dans le canton de Vaud. En 2018, le Conseil d’Etat en a interdit l’exploration. Donc oui, il faut construire ces centrales, mais elles ne seront pas disponibles cet hiver, ni avant plusieurs années. Malgré que ce genre d’installations sont devenues courantes, leurs constructions prennent quelques années. Sans parler des oppositions que les organisations de protection de l’environnement se feront plaisir à formuler.

Justement, n’est-ce pas un échec du point de vue écologique que de s’en remettre au gaz ?

Hélas oui. La Suisse avait pendant très longtemps la particularité de produire son électricité quasiment sans émissions de CO2, avec de l’hydraulique et du nucléaire. De fait, cette stratégie a été abandonnée, et il n’y a donc plus que le gaz comme solution de transition. C’est la réalité de la « Stratégie 2050 » que le peuple a adoptée, sans ma voix. Bien évidemment, il faut continuer à miser sur le photovoltaïque en parallèle. Je suis aussi très étonné que l’OFEN ne fasse pas plus de promotion pour l’énergie solaire thermique, donc des panneaux qui produisent de l’eau chaude pour l’eau sanitaire et/ou le chauffage, c’est d’ailleurs ce que j’ai sur mon toit. La croissance de ces installations stagne. Il faut aussi une promotion active et volontariste de l’énergie éolienne. Que fait l’OFEN ? Rien.

Quand on a fermé la centrale de Mühleberg, fin 2019, il était tout à fait clair qu’on allait avoir un problème
C’est une énergie bien plus présente en hiver que le photovoltaïque. Il faut également pousser d’autres technologies, comme le Power-To-Gas, qui permet d’utiliser des énergies renouvelables, notamment photovoltaïques, pour produire du méthane ou de l’hydrogène. Ces technologies sont complètement maîtrisées et il faut que le CF ait le courage de les promouvoir. Je ne suis pas politologue, mais il semble que le Conseil fédéral est complètement bloqué dans son processus de décision en attendant les élections fin 2023. Ce n’est pas propice à des décisions politiques courageuses et pas forcément populaires.

A court terme, il n’y a donc pas de solution ?

Nous allons vivre plusieurs hivers pénibles sur le plan énergétique. Il va donc falloir attendre de potentielles centrales à gaz et que l’on pousse beaucoup plus le photovoltaïque, l’éolien et le panneau solaire thermique ! Installer un parc éolien peut être fait en quelques mois. Installer des panneaux solaires thermiques sur un toit est extrêmement simple, c’est une histoire de deux jours. Toutefois, ces installations n’ont de sens que couplées à de fortes capacités de stockage. Ce que, de nouveau, l’OFEN ignore dans sa soi-disant « stratégie énergétique ».

Dans votre livre, au travers d’un pays fictif appelé Energia, vous montrez que la bifurcation vers un monde moins carboné ne peut se faire sans l’électricité. En vue de transformer la Suisse en Energia, que dire de la situation actuelle ?

J’espère qu’on saura froidement analyser cette crise. Un des messages clé de notre livre est qu’on ne peut pas se concentrer que sur la production d’électricité et sa consommation, mais qu’il faut penser l’approvisionnement énergétique dans son ensemble, y compris le stockage. Ce qu’il manque cruellement aux responsables politiques sont des conseillers qui ont une véritable vision systémique de l’énergie, ce que peu de gens ont. Il faut prendre des décisions sur la rénovation et les constructions de bâtiments, la transition vers une mobilité plus propre, vers une industrie et des services moins plluants, tout en intégrant une production d’électricité toujours mons carbonnée et des stockages omniprésents. Dans le bouquin, l’étude de cas sur le pays ficitif d’Energia entre 2015 et 2035 montre que les émissions de CO2 peuvent être divisées par trois, alors que la consommation d’électricité double. Tout ceci sans hypothèse de diminution de la qualité de vie de la population. Il faut que la population au sens large adhère à ce que nous appelons la « mutation énergétique ». Le mot « raisonnable » est au cœur du livre. 

1.L’électricité, au cœur de notre futur bas-carbone, Hans B. (Teddy) Püttger et Yves Bamberger, EPFL Press, 2021