Condamnée pour une conférence de presse féministe

Genève • Le mardi 11 juillet au matin, après deux heures d’audience, le Tribunal de police genevois a confirmé la culpabilité de la militante féministe, Anne Fritz, concernant une décision du Service des contraventions à son encontre pour l’«organisation d’une manifestation sur le domaine public sans avoir requis d’autorisation» survenue en août 2020. Et bien qu’elle soit finalement exemptée de payer une amende de 650 francs prononcée en janvier 2021, elle devra tout de même s’acquitter de frais de procédure et autres émoluments de jugement pour un montant frôlant les 1’000 francs, sans compter les frais d’avocat.

Anne Fritz, à la gauche de son avocate, devant le Palais de justice genevois. (BBL)

Les faits reprochés à la secrétaire syndicale du SIT sont les suivants: dans la matinée du 31 août 2020, celle qui était encore secrétaire administrative aurait «organisé une manifestation sur le domaine public sans avoir requis d’autorisation», en violation de la Loi sur les manifestations sur le domaine public (LMDPu). Une vingtaine de personnes, parmi lesquelles des journalistes de la presse écrite et de la radio, mais aussi des photographes, s’étaient effectivement réunies pendant près d’une demi-heure sur la Place Philibert-Berthelier, enclavée entre les lignes de transports publics de la place Bel-Air, ce jour-là. Mais si Anne Fritz, assistée de son avocate Aurélie Valletta, a fait opposition à la contravention, c’est en premier lieu parce qu’elle estime que l’événement ne peut être qualifié de manifestation au sens de la LMDPu, mais bien de simple conférence de presse.

Au calme

«C’était dans le cadre d’une campagne de votation politique portant sur le salaire minimum, une mesure de lutte contre la précarité importante qui sera d’ailleurs acceptée par les urnes genevoises quelques mois plus tard. Le but était alors de convier la presse afin d’exposer un grand enjeu féministe derrière cette votation, les femmes étant particulièrement concernées par les bas salaires», nous explique Anne Fritz. Cette dernière, au cours de l’audience, a également été amenée par le procureur Cédric Genton, qui présidait la séance, à faire la distinction entre l’événement qu’elle a organisé et une manifestation proprement dite: «Lors d’une manifestation, il y a du bruit, on défile en bloquant éventuellement la circulation. Ce n’est pas la même chose que de convoquer des journalistes pour discuter avec eux et permettre des prises de paroles de femmes témoignant de leurs bas salaires.» Dans le cas présent, en effet, la réunion s’était déroulée dans le calme, sans qu’aucune contrainte ne soit infligée ni aux passants ni à la circulation. Des éléments confirmés par un caporal de la police cantonale genevoise, présent lors des faits et écouté comme témoin à la barre pendant l’audience. Il précisera que la conférence ne fut pas dissoute par la police, car l’organisatrice était identifiée et en raison de la «sensibilité de ce genre d’événements».

L’avocate de la défense profite de la présence du caporal pour le questionner sur un élément présent dans le rapport de la contravention: en page 2, figure une capture d’écran venant d’un réseau social sur laquelle serait visible «un appel à toutes et tous à venir faire bloc contre le patriarcat, avec des habits et accessoires violets». «Est-ce une procédure classique que de tirer vos informations des réseaux sociaux? Comment cette capture d’écran est-elle arrivée en votre possession?», demande Aurélie Valletta au policier. Ce dernier, à peine hésitant, lui répond: «Il est habituel que des publications sur les réseaux sociaux soient identifiées, et il est usuel qu’on les remette à des policiers avec mission d’aller voir ce qu’il en est. Ces ordres viennent de la hiérarchie, mais je ne sais pas qui tire les informations des réseaux, sans doute les renseignements.» Cette pratique, problématique aux yeux de la défense, semble perçue comme ordinaire voire banale par le procureur. Le policier quitte la salle d’audience et pour l’avocate d’Anne Fritz, l’heure de la plaidoirie est venue.

Fichage politique

«Ce fichage politique illégal est une pratique installée à Genève, comme l’a montré la Coordination genevoise pour le droit de manifester (CGDM)», lance-t-elle, avant de rappeler que le droit international, notamment aux articles 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, garantit les droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique. Au regard des principes inscrits dans ces dispositions, elle interroge le président: «Est-ce une impérieuse nécessité dans une société démocratique que de sanctionner une telle réunion pacifique? Y a-t-il un but légitime à réprimer la tenue de cette conférence?» Pour Aurélie Valletta, la contravention prononcée contre sa cliente n’est pas justifiée, ne protège personne et a un effet dissuasif sur les droits fondamentaux mentionnés auparavant, ce que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a déjà dénoncé plusieurs fois à Genève. Elle ajoute que «la LMDPu n’a pas été pensée pour la tenue d’une conférence de presse d’une vingtaine de personnes, presse comprise.» Arrêts du Tribunal fédéral et de la CEDH portant sur de nombreux cas genevois à l’appui de son argumentaire, l’avocate conclut: «En vertu du principe de proportionnalité et au regard du droit supérieur, la LMDPu ne devrait pas s’appliquer dans le cas de Madame Fritz. Le fichage de la police sur les militants politiques de gauche à Genève est un scandale.» Mais au bout de sa délibération, le Tribunal de police préférera mettre en avant la définition large de la notion de «manifestation» au sens de la LMDPu et selon son interprétation, la conférence organisée par Anne Fritz entre bel et bien dans champ d’application de cette loi. Pour Cédric Genton, en conclusion, la demande d’autorisation aurait dû être faite et la culpabilité de la militante féministe est confirmée.

Restriction des droits

Et si le peu de gravité dans l’infraction, le calme de l’événement et l’absence d’empêchements pour les piétons et la circulation lui vaudront d’être exemptée de l’amende infligée par le Service des contraventions, Anne Fritz se dit préoccupée par cette décision: «J’ai organisé une conférence de presse pour pointer un enjeu féministe important. Pour rappel, l’égalité entre femmes et hommes est inscrit dans la Constitution depuis 1981, mais elle n’est pas là dans les faits. On se fait museler par la police avec une amende, et la motion Ettlin vient menacer les salaires minimums, en ne respectant ni la volonté populaire genevoise, ni les principes de fédéralisme. On ne voit pas comment arriver à une égalité dans le faits avec tous ces obstacles.» La militante a maintenant dix jours pour faire recours auprès de la Cour de justice du canton, ce qu’elle ne manquera pas de faire, avec l’espoir de ne pas devoir aller jusque devant la CEDH pour se défendre: «Le Canton serait certainement encore une fois condamné. Mais ces procédures coûtent cher, cela aurait été plus avantageux de payer l’amende: de quoi interroger l’accès au droit, ce risque ne pouvant être pris par tout le monde. Mais il faut tenter de faire bouger la jurisprudence, pour la défense des droits démocratiques et des mouvements sociaux à Genève.»