Le 24 juillet dernier eurent lieu des commémorations du Traité de Lausanne signé 100 ans auparavant, redessinant les frontières du Proche-Orient et le destin de plusieurs peuples, notamment en ne reconnaissant pas de Kurdistan indépendant.
Tandis qu’à Lausanne une grande manifestation a traversé la Ville à l’initiative de la communauté kurde, sur la Place des Nations de Genève nous avons échangé quelques mots avec une famille qui a jugé important d’être là plutôt que dans le canton de Vaud: Cajal Abassi Sherbargui, assistante sociale à l’hôpital psychiatrique de Bel-Idée; Ahmed Sherbargui, son mari, retraité, anciennement animateur pour une radio kurde; Jina, leur fille de 18 ans, est étudiante à Saint-Gall.
Pourquoi choisir de commémorer les 100 ans du Traité de Lausanne à la Place des Nations de Genève plutôt que dans la manifestation qui a lieu à Lausanne?
Cajal C’est un lieu symbolique, même si le traité a été signé à Lausanne. A Genève, tous les autres États sont représentés. Le peuple kurde est meurtri par la signature de ce traité, il était important de commémorer également sur la Place des Nations.
Ahmed Genève est une ville internationale, le siège des Nations Unies est ici. Politiquement, c’est un lieu important sur le plan des décisions internationales. Nous manifestons contre l’injustice commise contre les Kurdes il y a de cela 100 ans. Et pour demander les droits et la libertés pour les Kurdes. En 1923 notre communauté fut ignorée au moment où la décision, en notre absence. Aujourd’hui encore, nous sommes victimes de cette décision.
Ahmed, vous avez donné un discours devant la foule regroupée ici, qui fut galvanisée par vos propos. Pourriez-vous nous traduire ce que vous avez dit en langue kurde à ce moment-là?
Ahmed Sous forme littéraire, j’ai exprimé le fait que le peuple kurde, divisé, devrait se rassembler pour se battre pour ses souhaits. Suite à ce traité, les Kurdes furent massacrés, bombardés, exécutés. Dans certaines régions, ils furent déplacés. Tout cela pour nier l’existence des Kurdes. Nous disons de plus en plus fort que nous allons nous battre pour regagner ce que nous avons perdu. Les responsables, c’est vous, les pays occidentaux, et c’est à vous de corriger les conséquences de cette signature. Nous avons communiqué au Comité des Nations Unies d’arrêter d’appliquer le Traité de Lausanne, afin que les Kurdes soient reconnus et que la justice soit rétablie pour notre peuple.
Cesser l’application de ce traité ne semble pas au goût de tous les peuples qu’il concerne. Comment revendiquer l’arrêt d’un tel traité de manière réalisable?
Ahmed Je ne sais pas si c’est réalisable. Toujours est-il que les Kurdes étaient absents quand le traité fut conclu, on ne nous a pas demandé notre avis. En 1920, trois ans avant celui de Lausanne, il y eut le Traité de Sèvres qui avait reconnu une petite parti du Kurdistan et de l’Arménie. Mais le traité de Lausanne a pris le pas sur ce dernier. Ce sont les grandes puissances qui ont choisi l’état de ces frontières, au détriment de la liberté et des droits des peuples. Le Kurdistan est une nation: nous avons notre territoire, notre propre culture, notre cuisine, tout ce qui montre que nous sommes un peuple qui mérite d’avoir son pays. De plus, nous sommes 50 millions. Dans le monde, il existe des pays de moins de 100’000 personnes… Ne pas reconnaître qu’un peuple de 50 millions de personnes a droit à son pays est-il juste à votre avis? Malgré tous les massacres, les tortures, les mépris, nous n’avons jamais perdu l’espoir d’avoir un jour notre État, avec la possibilité d’être libres et heureux de notre pays. Nous nous sommes battus, nous nous battons et nous continuerons à nous battre pour créer ce pays.
Toutes les parties du Kurdistan (en Turquie, Syrie, Irak et Iran) (1) ont été créées par les grande puissances, particulièrement les ennemis des Kurdes. Le message essentiel est de rester unis, de se battre ensemble jusqu’au jour où nous aurons notre État. Il nous faut un Congrès unifié qui représente les Kurdes des quatre parties, de manière à faire du lobbyisme partout pour arriver à peser à la fois dans le domaine diplomatique et sur le terrain pour arriver à réaliser notre rêve.
Jina, vous êtes la fille de Cajal et Ahmed. Pourriez-vous vous présenter?
Jina J’ai 18 ans, j’entre dans ma deuxième année d’Université. C’est un peu honteux, mais je suis en business à St-Gall! (rires)
Cajal Ce n’est pas honteux, il faut des Kurdes partout, et pas seulement en politique!
Ces 100 ans du Traité de Lausanne, qu’est-ce que ça représente pour vous? C’est un sujet dont vous êtes éloignée ou est-ce que ça vous importe d’être là?
Jina Mes deux parents étant très impliqués, j’ai toujours baigné dans ce milieu. Forcément, je me sens très touchée par ce traité. Quand j’étais petite, je subissais souvent des moqueries d’enfants: «Tu n’as pas de pays, la honte!» En grandissant, on comprend mieux le fond de la chose, surtout avec des parents comme les miens qui me racontent souvent l’histoire des Kurdes, leurs vies et celle de notre entourage. Même si je suis née à Genève et que j’ai grandi ici sans jamais pouvoir retourner au Kurdistan, c’est un combat qui m’importe et que je vais continuer. Dès qu’il y a une manifestation et que je peux y participer, je le fais. Et je trouve cela important de ramener cette image de la jeunesse kurde qui s’engage.
La jeunesse kurde ne s’engage pas assez selon vous?
Jina Cela dépend. Dans tous les cas, je blâmerais les parents plutôt que la jeunesse: trop de parents ne font pas l’effort de ramener cette culture kurde à leurs enfants, de leur expliquer notre histoire. Les enfants se désintéressent donc logiquement de la chose, ce qui est dommage. On pourrait faire plus. Mais je connais un certain nombre de jeunes très engagés, et ce qu’on a est déjà bien. Je remercie mes parents pour m’avoir transmis tout cela.
(1) A Lausanne, le projet de «territoire autonome des Kurdes» est supprimé.