La mémoire au service de l’humanité

Expo • Retour sur l'exposition "No Memorials", consacrée à l'exil chilien à Genève suite à la dictature.

Au premier plan, Fulvia Torricelli et au troisième derrière le rideau, Cristobal F. Barria Bignotti. (ar_photo.ch)

Comment rendre visible l’histoire de l’exil chilien à Genève? Comment évoquer ses luttes, ses espoirs et son impact sur la vie culturelle, politique et intime des personnes concernées? Faire œuvre de pédagogie d’abord en ayant en tête celles et ceux qui ignorent ou connaissent uniquement de loin ces événements, leurs répercussions sociales, politiques et culturelles. Prévenir ensuite des écueils contradictoires, l’oubli d’un côté, la saturation mémorielle de l’autre. Rendre hommage de façon digne et respectueuse aux résistants disparus et à leurs proches, mais aussi à toutes celles et ceux qui ont affiché leur solidarité envers les disparus et les réfugiés chiliens, en Suisse à Genève? Mettre en valeur enfin les actions et réflexions de celles et ceux qui sont concernés par les enjeux mémoriels, ceux d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

De nombreuses associations de la communauté chilienne genevoise et le Collectif Migrations Sonores se sont attelés à cette tâche à l’occasion de la commémoration des cinquante ans de l’histoire de l’exil chilien à Genève. Soutenu par le Département de la culture et de la transition numérique de la Ville de Genève et le projet Nouveau Nous de la Confédération suisse, No Memorials. Histoires matérielles de l’exil chilien à Genève a abouti à une exposition visible jusqu’au 15 septembre au Commun, espace culturel de la Ville de Genève.

«L’histoire que nous racontons ne ressemble pas aux récits de mobilité contemporaine qui sont liés au tourisme et à la globalisation des marchandises. Les exilés chiliens sont arrivés ici dans un contexte tragique de violence étatique et de répression. Beaucoup d’entre eux ont vécu la prison et la torture», rappelle Cristobal F. Barria Bignotti, curateur principal de l’exposition. De nombreux objets à voir dans No Memorials témoignent en effet de résistances collectives et personnelles, nous rappellent la dureté de la clandestinité. Ils sont devenus dépositaires d’une mémoire. Longtemps en souffrance, celle-ci est appelée à être commémorée et transmise, sous diverses formes. Pour accueillir témoignages, objets et autres propositions collectives, une série de groupes de discussion thématiques, intitulés Laboratoires de la mémoire, a été organisée tout au long de l’année 2023. Les participant.e.s ont été invités à s’y présenter avec des objets personnels liés à leur histoire d’exil: livres, instruments, passeports, lunettes, vêtements, clés, certificats de résidence, etc.

Les exilés chiliens entretiennent pour la plupart un rapport très intime, quasi physique, avec leurs souvenirs et ceux de leurs proches disparus. A travers la série Huellas, l’artiste Marisa Cornejo, au rayonnement international, travaille autour du concept de matérialité de l’empreinte. Son travail consiste en une série de vidéos, de performances et de dessins qui illustrent la quête de l’artiste pour garder vivantes les archives de son père, l’artiste chilien en exil Eugenio Cornejo. Les œuvres de Marisa Cornejo révèlent une mémoire intime de l’exil en imprimant les œuvres de son père avec son propre corps, et à travers des illustrations de ses rêves.

Consolider les liens à travers les générations

L’objectif du projet No Memorials est de consolider les liens entre les différentes générations qui ont vécu l’exil. Ainsi, elles peuvent réfléchir et témoigner ensemble de ses conséquences. Les représentant.e.s de la troisième génération d’exilés sont très insérés au sein de la vie sociale et politique genevoise. Regroupés notamment au sein du Collectif Nouvelles Générations Chili, ils ont réfléchi au concept de résistance nationale et à ses implications, tant pour la jeunesse chilienne vivant sur place que pour celle éparpillée aux quatre coins du monde.

Nouvelles Générations Chili a construit une sculpture à base de ferraille en hommage au «Negro Matapacos», ce chien errant noir vêtu d’un foulard rouge devenu récemment symbole des protestations contre le gouvernement chilien. Effigie des étudiants qui manifestent dans la rue depuis 2010, figure protectrice face à une police qui n’hésite pas à recourir à la violence, le «Negro Matapacos» compte plusieurs dizaines de milliers d’abonnés sur Instagram.

 

Nouvelles Générations Chili a construit une sculpture à base de ferraille en hommage au «Negro Matapacos». (ar_photo.ch)

 

No podemos dejar nada / Nous ne pouvons rien laisser de côté

«Le travail avec la communauté chilienne de Genève a été conçu comme un processus dynamique et mouvant», explique la musicologue et anthropologue Fulvia Torricelli, membre du Collectif Migrations Sonores et curatrice de l’exposition « No podemos dejar nada ». Le travail dans les ateliers et les focus-groupe avec la communauté chilienne et ses associations partenaires a permis de faire émerger librement un vaste programme d’activités. «Nous avons recherché la démarche la plus participative possible. Il s’agissait de ne pas prendre la parole pour les autres, mais bien d’utiliser l’espace et de l’activer en demandant aux gens ce qu’ils souhaitaient vraiment faire et montrer à l’occasion de l’anniversaire des cinquante ans du coup d’Etat».

Ce processus inclusif – et le suivi de toutes les demandes qui vont avec – prend inévitablement du temps. Les enjeux de visibilisation de la mémoire collective vont de pair avec ceux inhérents à sa protection et à sa conversation. «Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait plastifier tous les documents sélectionnés pour l’exposition», souligne la commissaire d’exposition. Fulvia Torricelli a grandi au Tessin. Ses deux parents sont suisses. Engagés à gauche, ils ont été très marqués par les luttes sociales en Amérique Latine. Fulvia se rappelle avec émotion l’importance conférée par son père à la publication de témoignages d’enfants exilés. Depuis longtemps, elle se sent personnellement liée au destin de cette région du monde. «Cependant, je ne m’attendais pas à ce que le projet No Memorials prenne une telle ampleur. Nous avons reçu énormément de documents et de propositions. Nous avons recueilli plus de cent quatre-vingt-six témoignages personnels. Les archives des organisations ont été beaucoup mises à contribution, celles par exemple de l’Association des Chiliens résident à Genève, du Comité Mémoire et Justice, de l’Association Jardin des disparus, des Archives contestataires et du Centre social protestant.»

La fascination exercée par tous ces parcours de vie est forte. S’intéresser à la destinée de ces migrant.e.s de différentes générations implique de s’intéresser à toute une généalogie. Avec les participant.e.s, nous sommes arrivés à la conclusion que «No Podemos Dejar Nada» («Nous ne pouvons rien laisser de côté»). Des activités de différents formats ont été développées.

«Ouvertes à toute personne désireuse d’apprendre et de faire mémoire en groupe», l’Atelier Arpilleras, Mémoires brodées coordonné par Marcela Rodriguez et le Collectif d’expressions sociétales (CES) Yanequen, permet de redécouvrir une tradition populaire. Dotées d’une connotation subversive dans un contexte politique autoritaire, les arpilleras étaient construites à partir de matériaux simples (jute, chutes de tissu, etc.). Elles représentaient souvent des thèmes politiques, évoquaient des conditions de vie très difficiles et éprouvantes. Pendant la dictature, elles sont devenues un moyen de résistance, de dénonciation et de mémoire utilisé par les femmes victimes ou proches des victimes de la terreur d’État. Pour soutenir les familles persécutées au Chili, les arpilleras étaient vendues à l’étranger. Elles étaient aussi produites en exil, dans un souci de solidarité avec le Chili.

L’atelier «Organiser la mémoire» du Comité Mémoire et Justice, dirigé par Ariel Sanzana et Francisco Muster, permet de mieux comprendre le travail clandestin effectué à Genève via différents canaux officiels et officieux pour documenter et archiver les crimes de la dictature du général Augusto Pinochet. De nombreuses vies ont été sauvées grâce à la mobilisation du réseau de solidarité se déployant dans la Genève internationale et locale depuis le Comité.

Le Comité s’est enrichi d’une collection d’affiches témoignant de la mobilisation contre le régime de Pinochet et du mouvement de solidarité envers les réfugiés chiliens à Genève. Elle sera présentée au public lors de la cérémonie de commémoration des 50 ans de la chute du régime de Salvador Allende qui aura lieu à l’Université de Genève le 11 septembre.

Le film «La barque n’est pas pleine» (2014), co-scénarisé par Iara Heredia Lozar et diffusé le 14 septembre en présence du réalisateur Daniel Wyss, permet de se remémorer des actions valeureuses menées chez nous lors de l’opération «Places Gratuites». Des milliers de jeunes militant.e.s, de paroissiens, d’intellectuels ou de familles suisses s’engagèrent dans ce cadre à héberger un exilé chilien dans leur foyer.

Les enjeux de visibilité entre passé et présent

Une ligne du temps occupe dans l’exposition un grand mur blanc d’une quinzaine de mètres. Elle égrène l’une après l’autre toutes les années qui se sont écoulées depuis la chute du régime de Salvador Allende. A l’instar des objets en papiers mâchés qui ont été construits dans certains ateliers, les différents objets sont investis de significations qui varient suivant les personnes. Toutes les individus qui se sentent concernées sont invités à s’exprimer en choisissant une date et en laissant une trace de leur récit sur la ligne du temps. «En préparant cette exposition, nous avons pris conscience à quel point les récits individuels et collectifs étaient intriqués. Nous avons découvert des lieux qui ont été investis par la communauté chilienne à Genève, à la fois au sens physique et au sens affectif. On peut penser par exemple à la Librairie Albatros, au Festival Filmar en America latina ou au restaurant Encuentro».

Pour les dépositaires de la mémoire, la communauté chilienne, ses nombreuses amies et connaissances, la visibilité dans l’espace public était et demeure un enjeu majeur. «Avec cette exposition, nous avons littéralement occupé un bâtiment que la Ville de Genève nous a mis à disposition. De nombreuses affiches de notre projet ont été posées et sont visibles en ville».

Le titre du projet dans son ensemble est devenu un enjeu d’ordre ontologique. «Je m’intéresse depuis longtemps à la problématique de l’exil en tant qu’historien de l’art. Je pense que c’est un intérêt que j’ai depuis l’arrivée de réfugiés syriens lorsque je vivais aux Pays-Bas. Eux aussi ont dû tout laisser derrière eux et aujourd’hui il ne reste que des petits fragments  qui ne survivent qu’à l’étranger. Par définition, l’exil est un non-lieu. L’exil n’a pas de temps et d’espace pour être commémoré. C’est pourquoi, nous avons pris la décision d’intituler cette exposition «No Memorials» et choisi de travailler autour des supports matériels et affectifs de la mémoire collective et individuelle», conclut Cristobal F. Barria Bignotti.

« No Memorials » est portée par le Collectif Migrations Sonores ainsi que par l’association Marisa Cornejo Studio.(ar_photo.ch)

 

«Un véritable travail de mémoire et de lutte contre l’oubli»

Monsieur le maire, comme vous l’avez rappelé lors de l’inauguration de l’exposition «No Memorials» mercredi dernier, du fait de votre héritage paternel et de votre parcours personnel, vous avez une sensibilité et un intérêt particuliers pour l’histoire de l’exil chilien en Europe et à Genève. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Alfonso Gomez Entre 1973 et 1990, on estime que près de 200’000 Chiliennes et Chiliens ont fui le régime de terreur de Pinochet. L’histoire de cet exil n’est pas seulement l’histoire du Chili et de sa population. C’est aussi l’histoire de tous les endroits qui les ont accueillis. En Suisse, dans un contexte de guerre froide, le gouvernement adopta une posture de méfiance face aux réfugiés politiques chiliens, jugés trop à gauche. Il décida alors de n’accueillir que 200 personnes. Face à cette décision inacceptable, un vaste mouvement de solidarité vit le jour: partout dans le pays, des milliers de militants, de paroissiens, d’intellectuels ou de familles s’engagèrent à héberger chez eux un exilé chilien. Sous la pression, le Conseil fédéral décida de revoir sa copie, et accepta d’accorder l’asile à environ 2000 réfugiés chiliens.Le coup d’Etat militaire au Chili a profondément choqué les démocrates et progressistes à travers le monde. Il mettait fin à l’expérience démocratique de l’Unidad popular.

Pour mon grand-père, dont j’étais très proche ce fut un moment très difficile et éprouvant car cela le renvoyait sa propre histoire. En effet, il avait été pourchassé et emprisonné par la dictature franquiste car militant du Frente popular de l’Espagne de 1936.

Une commission composée d’experts des arts plastiques et de l’entreprenariat culturel établis dans le canton de Genève a planché sur le projet que vous avez inauguré. Elle a attribué notamment au Collectif Migrations Sonores un mandat pour coordonner ce projet ambitieux qui s’est déployé pendant plusieurs mois. Pourquoi était-il important pour la Ville de Genève de soutenir ce projet de construction de la mémoire de l’exil chilien à Genève ?

En filigrane, cette exposition rappelle que Genève ne s’est construite et n’a prospéré que grâce à l’apport des milliers de personnes issues de l’immigration. Or, depuis quelques années, les discours stigmatisants l’Autre, le différent, imprègnent malheureusement le débat politique suisse et impacte Genève. Ces discours simplistes et réducteurs attisent le ressentiment, divisent les individus et les enferment dans des catégories abstraites et réductrices. Dans ce contexte, pour les migrantes et les migrants, l’intégration est un long combat, non seulement avec eux-mêmes et leurs cultures d’origine, mais aussi avec les préjugés et les stéréotypes qui circulent dans notre société.

Aujourd’hui, il est ainsi essentiel de nous souvenir qu’être Genevoise ou Genevois, c’est avant tout être ouvert et solidaire. C’est se rappeler que la diversité est l’ADN même de notre ville, et que chaque habitant, chaque habitante, quelle que soit la durée de son séjour, son origine ou son statut, contribue à faire de Genève une ville riche, foisonnante et innovante.

Pourquoi vous réjouissez-vous particulièrement de l’exposition en ce moment visible au Commun et du programme d’activités proposés par les associations qui s’engagent dans ce cadre (Associations des résidents chiliens, Association Chili-Genève 2023, Collectif Yanequen, Comité Mémoire & Justice, Nouvelles Générations Chili, Association Jardin des Disparus, Association Marisa Cornejo Studio, etc) ? 

Les Chiliennes et les Chiliens exilés ont contribué à changer durablement la vie culturelle, sociale et politique de Genève. C’est ce que met en évidence la magnifique exposition que nous inaugurons aujourd’hui. A travers différentes archives, elle rend visible les cinquante ans d’histoire de l’exil chilien à Genève, ses luttes, ses espoirs et son impact sur l’ensemble de la société, dont elle a notamment façonné les pratiques de solidarité et de résistance politique transnationale. Cette exposition apparait également comme un véritable travail de mémoire et de lutte contre l’oubli, encore plus essentiel au moment où la réécriture de la Constitution chilienne héritée de la dictature militaire a été confiée… aux nostalgiques du général Augusto Pinochet (Parti républicain de José Antonio Kast, extrême droite).

Des projets de nature similaire ou comparable sont-ils soutenus pour d’autres communautés ethnoculturelles à Genève? Pourquoi ce projet est-il important selon vous à la fois pour la Genève locale et la Genève internationale?

Oui, bien sûr, divers projets sont actuellement en cours. Je citerais le travail de fond effectué dans le cadre de la lutte contre le racisme anti-Noir.e.s. A l’heure où les manuels scolaires de la Floride sont réécrits pour faire apparaître l’esclavage comme bénéfique (!), il est essentiel que nous revisitions notre passé, pour ne pas commettre les mêmes erreurs. C’est ainsi que nous travaillons avec les associations directement concernées par la problématique, les milieux académiques et le secteur patrimonial, pour déterminer les actions à mener vis-à-vis des hommages rendus dans l’espace public à des personnalités ayant encouragé le racisme, en particulier le racisme anti-Noir-e-s, et le colonialisme. Dans le cadre de ce même projet, nous étudions également la manière d’implanter dans l’espace public un mémorial africain de l’esclavage et du colonialisme.

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, le Conseil administratif ne hiérarchise pas l’importance d’un projet par rapport à un autre. C’est la raison pour laquelle, en ce qui concerne les projets qui ont une incidence sur l’espace public, un groupe de travail consultatif destiné à analyser ces diverses demandes mémorielles a pour mission d’apporter une réponse concertée en garantissant l’égalité de traitement de celles-ci, mais aussi à assurer une occupation durable du domaine public.