Garantir le droit de la classe travailleuse à s’émanciper

Elections fédérales • Leonardo Schmid, secrétaire syndical à Unia Locarno et membre du Comité directeur du Parti Suisse du Travail (PST), revient sur les obstacles posés par le cadre législatif actuel au mouvement ouvrier suisse, ainsi que sur les revendications que ce dernier devrait aujourd’hui porter.

(Grève pour l'avenir, Genève)

Vous estimez que la constitution fédérale actuelle est anti-ouvrière, tout comme l’étaient celles de 1848 et de 1874, pourquoi ?

Leonardo Schmid Le cadre légal suisse est héritier du 19e siècle, il n’a pas connu de bouleversements depuis. A cette époque déjà, le droit ne s’intéressait pas à l’émancipation des travailleuses et des travailleurs, mais consistait seulement en une meilleure protection des « pauvres petits ouvriers » d’une mort au travail : s’ils mouraient tous, on n’avait plus personne à exploiter. Il s’agissait alors d’améliorer certaines conditions, mais sans chercher à constituer des droits démocratiques de participation au travail. La situation était à peu près semblable partout en Europe.

Par la suite, beaucoup de pays ont continué à connaître des évolutions constitutionnelles, en donnant une place à part entière au mouvement ouvrier dans le développement de la société. En Italie ou en France, avec la Résistance ; en Espagne, au Portugal ou en Grèce, avec la lutte antifasciste, le mouvement ouvrier devenait un pilier de la société, qu’il ne s’agissait pas simplement de protéger, mais qui devait avoir son mot à dire.
La Suisse n’a pas connu de tels acquis et la constitution fédérale de 1999 est typique du compromis socialiste : on veut à tout prix intégrer des éléments qui paraissent être un progrès, mais la manière de légiférer va totalement à l’encontre du droit porté parles organisations internationales nées après la Seconde Guerre mondiale, telle que l’Organisation internationale du Travail (OIT), qui mentionne explicitement le droit de grève comme premier droit à conquérir pour la classe ouvrière, condition indispensable à la lutte pour de meilleures conditions de travail.

Ce droit est certes inscrit dans certaines constitutions cantonales, mais ce n’est de loin pas la norme, particulièrement en Suisse alémanique. Dans la majorité des cas, la grève est un phénomène social légitime, mais autorisé à des conditions très strictes.

Effectivement, les manquements de la Suisse sont régulièrement pointés du doigt par l’OIT, qu’ils concernent les droits syndicaux, l’égalité salariale, la limitation de la durée du travail, la protection sociale ou la sécurité du travail.

Oui, l’OIT siège à Genève, peut-être devrait-elle songer à déménager par souci de cohérence. Sans doute à cause d’un certain bien-être économique pendant une certaine période, où le chômage et la précarité n’étaient pas de grands enjeux, une bonne partie de la lutte pour plus de droits a été mise de côté par le mouvement ouvrier suisse, en faveur de revendications moins combatives, bien que ces dernières réapparaissent dans le contexte d’augmentation des inégalités que nous connaissons. Le mouvement ouvrier suisse aurait pu bien plus profiter des plaintes émises par l’OIT à l’égard de notre pays, pour produire de la polémique et faire avancer ses droits. L’OIT n’est par ailleurs de loin pas une institution communiste. C’est un organisme paritaire, dans lequel participent aussi des organisations patronales, et il serait judicieux de l’utiliser pour mettre la bourgeoisie suisse devant le fait qu’une telle entité est capable de porter des revendications bien plus progressistes que ce qui est proposé ici.

Pouvez-vous nous parler du droit constitutionnel au travail, une revendication ancienne du mouvement ouvrier suisse ?

Dans la vision suisse du travail, bloquée au 19e siècle, le travail n’est plus esclavagiste, mais devient la liberté de se faire exploiter par le moins mauvais des patrons. C’est aussi l’obligation de se maintenir pour ne pas demander l’aide sociale, une injonction que les personnes migrantes connaissent bien. Nous pourrions plutôt voir les chômeurs comme des «privés d’emploi», c’est-à-dire non pas comme des personnes qui chôment, mais bien qui subissent un système n’offrant pas assez de places de travail. Car tout le monde doit avoir la possibilité d’aller travailler. Dans un Etat socialiste, par ailleurs, on ne trouverait pas de bourgeois vivant de leurs richesses accumulées ; tout le monde participerait au bien-être collectif. Cette question des droits et des devoirs au travail n’est pas contradictoire à mon sens.

Quelles les revendications à court, moyen et long terme devraient être portées par le mouvement ouvrier suisse, selon vous ?

Pour quelqu’un qui vend sa force de travail sur le marché de l’emploi, les demandes essentielles se situent au niveau du temps de travail et du salaire, mais aussi de la santé et de la sécurité au travail. Dans ce cadre, un salaire minimum national est nécessaire, tout comme une indexation automatique des salaires au coût de la vie. Pour de nombreuses raisons, une réduction du temps de travail est également indispensable. Dans le programme du PST, on trouve donc la volonté d’instituer un salaire mensuel minimum garanti à 4’500 francs indexé en fonction de l’inflation, et une réduction du temps de travail à 35 heures par semaine et un travail journalier de 8 heures au maximum.
Pour obtenir ces améliorations des conditions de travail, il faudra lutter. Or, pour en être en capacité, il ne faut pas avoir peur de perdre sa place de travail. C’est pourquoi, à moyen terme, il faut combattre la précarité, c’est-à-dire établir une protection réelle contre le licenciement, sans se satisfaire des trois mois de préavis existant après 9 ans d’ancienneté dans l’entreprise. Par exemple, en obtenant un mois de salaire pour chaque année de travail effectuée et en instituant l’obligation pour l’employeur de présenter des motifs valables avant un licenciement, notamment la nécessité pour l’entreprise de démontrer que ses comptes expliquent un licenciement économique. Dans l’immédiat, en plus du salaire minimum, une campagne nationale contre le travail intérimaire me semble urgente, car il place les personnes dans des situations d’exploitation proche de l’esclavage.

Plus globalement, il faut sortir du droit du code des obligations pour lui préférer un Code du travail. Celui-ci remettrait en question la vision juridique actuelle, en abandonnant la protection du « pauvre travailleur » pour entrer dans une logique de garantie des droits de la classe ouvrière à s’émanciper. Et si les luttes salariales ne suffisent pas à long terme, stratégiquement, elles peuvent aujourd’hui être portées simplement, même par une classe travailleuse peu consciente de ses intérêts, de manière à la faire gagner en expérience et faire mûrir des revendications de plus en plus combatives. Par la suite, la revendication pour un véritable droit de grève pourra resurgir avec force et redevenir le premier souci du mouvement ouvrier suisse.