«L’histoire communiste montre l’utilité des organisations»

Emancipation • Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de nos sociétés ? Existe-t-il des alternatives à ce modèle englobant ? Maitre d’œuvre de l’ouvrage «Ce gros mot de communisme», et spécialiste des mouvements contestataire, Manuel Cervera-Marzal, sociologue à l’Université de Liège (FNRS), nous éclaire sur ces enjeux.

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En tant que spécialiste des mouvements sociaux, que peut-on dire de la teneur des mobilisations contemporaines ? Présentent-elles un programme alternatif au modèle actuel ?

Manuel Cervera-Marzal Dans l’ouvrage Ce gros mot du communisme, nous nous interrogions sur le décalage entre les nombreuses luttes sociales et les difficultés qu’elles ont à énoncer un nouvel horizon et des perspectives. Ces dernières années, du Liban à l’Irak en passant par la Tunisie, Hong Kong, l’Algérie, le Chili et l’Espagne, la jeune génération précarisée est d’ailleurs montée en première ligne des grandes explosions sociales. Si les mots d’ordre ne sont pas identiques d’un pays à l’autre, des aspirations démocratiques et une volonté de justice sociale étaient de mise, mais bien souvent ces mobilisations ne faisaient pas de liens avec les luttes sociales dans la société ou les entreprises menées au XXe siècle sous les auspices d’un progrès inspiré par le communisme.

Aujourd’hui, les choses évoluent. Le mouvement actuel le plus visible, celui des jeunes qui manifestent pour le climat, donne l’impression que pour lui la bifurcation écologique ne pourra se faire sans justice sociale, intégrant même la lutte entre classes sociales. Durant la COP26 à Glasgow, le mouvement s’est rapproché de celui des éboueurs en grève. En France, les militants du climat ont soutenu les travailleurs de la raffinerie de Grandpuits afin de soutenir un plan social contre la perte d’emplois. Les enquêtes sur les préoccupations de jeunes montrent qu’ils affichent des opinions anticapitalistes et voient un lien entre destruction de l’environnement et l’action des multinationales. Le processus n’est pas encore arrivé à son terme, mais une alliance du rouge et du vert est à l’œuvre.

Quelles sont les analyses du mouvement communiste qui seraient utiles dans les circonstances actuelles de crises multiples ?

De ces analyses retenons deux choses : Le capitalisme se caractérise toujours par la propriété privée des moyens de production avec une classe de propriétaires de ces moyens, les capitalistes. Ce système basé sur le profit individuel, inscrit dans la législation, se développe au détriment du bien commun dans des secteurs essentiels comme la santé ou la protection du climat, Cela débouchant, par exemple sur le fait que les multinationales privées sont responsables de 70 % des émissions de gaz à effet de serre sur terre.
Un autre aspect essentiel est la question stratégique. Le mouvement pour le climat tâtonne encore sur ses moyens d’action, entre manifestations, plaidoyers juridiques, voire sabotages, mais l’histoire communiste nous rappelle que les organisations de masse ont leur utilité. Même si tout n’a pas réussi dans ce mouvement, c’est un acquis au niveau stratégique. Dans ces organisations, j’inclus aussi bien entendu les syndicats, qui ont réalisé leur mise à jour, leur aggiornamento, en changeant leurs discours sur les énergies polluantes ou sur le tout nucléaire.

Dans le même temps, le capitalisme a un fort pouvoir d’attirance, notamment par son innovation et sa capacité à se renouveler. Ne reste-t-il pas un modèle à suivre pour de nombreux pays ?

Le capitalisme est toujours là. Il sait exploiter les crises sanitaire, économique, financière ou de la dette pour se renforcer, notamment à travers de nouvelles technologies présentées comme « vertes ». En revanche, sa capacité de séduction est entamée. Le rêve américain, basé sur le compromis fordiste, s’étiole. Le matraquage publicitaire attise des désirs de consommation que les salariés n’ont pas les moyens de satisfaire, puisque les patrons s’accaparent la plus-value de leur travail. Enfin, la division du travail produit des individus morcelés, aliénés par la répétition d’une tâche ultra-spécialisée. Le capitalisme ne produit plus tellement des affects d’adhésion. Ce qui permet à la gauche de faire avancer ses alternatives.

Pour en revenir au travail, quels sont les apports à valoriser de la pensée marxiste ou communiste ?

Marx est toujours d’actualité. Il faut pouvoir s’émanciper aussi bien dans le travail que du travail. Il ne faut plus que nos lieux de labeur soient ce qu’ils sont, sous domination féodale et soumission aux patrons. Il faut introduire de la démocratie dans les entreprises. Il convient aussi de s’émanciper du travail pour penser à une vie à côté, qui englobe la participation politique, le loisir, la sociabilisation ou l’apprentissage. Dans son livre Exploiter les vivants, une écologie politique du travail, Paul Guillibert défend un « communisme du vivant ». Il montre qu’il fait repenser le travail, car celui-ci, tant en exploitant le travail (salarié, servile, domestique) qu’en mettant au travail généralisé le vivant de la plantation coloniale au foyer familial en passant par l’usine de l’ère industrielle, se trouve au cœurdu désastre.

Les exemples de socialisme réellement existant dans l’histoire ont privilégié la planification économique étatique. Doit-on y revenir ?

Tirant le bilan de cette planification économique étatique, il faut plutôt penser en termes de planification économique démocratique. Le modèle doit partir des besoins sociaux plutôt que de l’offre de la production dans le libre marché. Evitons la centralisation du pouvoir et sortons de la gestion privée ou seulement étatique de l’économie. Les réflexions de nombreux chercheurs actuels défendent un modèle du commun (ou du bien commun), où les usagers sont les gestionnaires du système et de biens en accès libre (non appropriés). On peut adapter ce modèle dans de nombreux secteurs comme la gestion des forêts, de l’air, du climat, en passant par des biens publics comme la paix, la stabilité du système financier ou la santé. Les alternatives dans le domaine informatique comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia ou les licences Creative Commons sont connues.

Politiquement parlant, la vague de ces mouvements de contestation de l’ordre capitaliste comme Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne ont vécu des reflux électoraux. Comment l’expliquez-vous ?

Ces deux partis ont réussi à traduire électoralement la mobilisation des rues de 2010, mais ils ont vécu un cycle de vie courte, du fait de difficultés électorales rapides. Des indices sont déjà là et montrent que de nouveaux mouvements pourraient émerger rapidement. Dans d’autres pays comme en Belgique, une formation comme le Parti du travail (PTB), bien implantée dans la jeunesse et les syndicats et qui tourne autour des 20 % d’intentions de vote, pourrait devenir le premier parti du pays lors des législatives de 2024