Mettre l’économie hors de portée de la démocratie

Livre • Est-il encore besoin de clarifier ce qu’est le néolibéralisme ? Un petit ouvrage de Bruno Amable entend en tout cas rappeler certains fondamentaux sur ce terme. Une autre contribution récente met en avant certaines racines surprenantes de ce courant intellectuel moins monolithique qu’on ne le croit. (Par Sebastian Zelada)

Souvent employé comme synonyme d’un libéralisme poussé à l’extrême, le fameux « ultra-libéralisme », le néolibéralisme est bien plus que ça et seul un détour par l’histoire permet de le comprendre. Comme Amable le rappelle, il naît en réaction au laisser-faire du libéralisme classique, entré en crise dans les années 1930 et décrédibilisé en ce qu’il semble alors synonyme de statu quo. Alors que les communistes ont le vent en poupe et que les politiques keynésiennes s’apprêtent à déferler sur le monde capitaliste, comment repenser l’imbrication entre économie et politique tout en restant fidèle à la logique du marché ?

Contrairement à leurs prédécesseurs, les néolibéraux ne pensent pas que cet ordre de marché concurrentiel soit naturel. Il nécessite plutôt des ajustements incessants, d’ordre à la fois juridique et réglementaire afin de préserver ses pleines potentialités. Dans cette optique, l’Etat n’est plus perçu seulement comme une nocivité pour le marché libre ; ce dernier nécessite au contraire d’être encadré. Cet encadrement peut nécessiter la mise en place d’un Etat fort, un Etat bien particulier comme le note Amable : « il doit agir comme une police du marché et de la société dans son ensemble, se plaçant au-dessus des conflits sociaux et des rivalités économiques. L’Etat fort dépolitise les relations économiques. »
Mais cette préservation des mécanismes du marché doit bien profiter à quelqu’un. Les néo-libéraux ont en horreur les masses, qu’ils espèrent tenir le plus possible éloignées des décisions de politique économique. D’où une certaine emphase mise sur l’outil constitutionnel comme garant de l’irréversibilité de certains choix : en mettant certaines décisions hors de portée de la démocratie, les néolibéraux entendent préserver la mainmise de ceux qui savent. Pour certains d’entre eux, cette réflexion doit même se déployer à l’échelle mondiale : ce sont ceux que l’historien Quinn Slobodian nomme les globalistes dans un livre éponyme paru en 2018 et traduit vers le français l’an dernier.

Un néolibéralisme à la genevoise

Ces derniers vont essaimer à partir de la Genève des années 1920, celle de la Société des Nations et de l’Institut universitaire des hautes études internationale, ancêtre de l’actuel IHEID. On peut ainsi distinguer une véritable « école de Genève », distincte de celle par exemple de Chicago, pour comprendre comment un groupe d’économistes et de juristes s’est attelé à penser l’ordre économique international après la Première guerre mondiale. C’est l’éclatement des grands empires qui leur intime l’urgence d’entamer une réflexion sur la manière de protéger l’économie mondiale de toute intervention potentiellement néfaste. Celle-ci peut évidemment provenir de masses ouvrières trop bêtes pour comprendre leurs intérêts à long terme, mais également de petites nations désireuses de tirer leur épingle du jeu sans se soucier des grands équilibres internationaux.

Les néolibéraux globalistes sont en effet extrêmement critiques de la notion de souveraineté nationale : selon eux, les pays nouvellement décolonisés après 1945 doivent s’intégrer dans un ordre international qui garantisse la sauvegarde les intérêts du capital et lui permette de circuler le plus librement possible. La machinerie économique à l’échelle du globe obéit ainsi à une logique qui ne doit en aucun cas être entravée, que ce soit par la promulgation de normes ou par le biais de nationalisations. Lorsque c’est le cas, les penseurs de l’école de Genève vont faire jouer le droit international contre la souveraineté démocratique.
La solution consiste alors à entériner le cadre réglementaire dans lequel l’économie internationale est censée se déployer : à une échelle hors de portée des « excès » des gouvernements. D’où le contexte genevois propice à une telle réflexion : dès les années 1950, le GATT puis l’OMC s’ajouteront en effet aux nombreuses institutions internationales déjà hébergées par la Cité de Calvin. Fondateur de l’Institut des hautes études internationales, William Rappard a joué à cet égard un rôle de véritable impresario dès les années 1920, en mettant en contact des économistes et juristes tels que Röpke et von Mises.

Une politique de classe

Assimiler néolibéralisme et «ultra-libéralisme» est-il pourtant totalement erroné ? Comme le montre Amable, on peut distinguer plusieurs courants au sein de ce courant intellectuel, certains accordant plus ou moins de confiance dans les capacités autorégulatrices du marché. L’école de Genève décrite par Slobodian n’y occupe d’ailleurs pas une position forcément dominante. Historiquement, certains déplacements à la fois théoriques et politiques sont aussi à noter. Ainsi, si le néolibéralisme des débuts était essentiellement préoccupé par le rôle néfaste des conglomérats économiques sur le marché libre, son attention s’est de plus en plus portée sur une remise en cause du rôle de l’Etat à partir des années 1970 et 1980. Ce moment de l’histoire illustre à merveille la façon dont une doctrine portée par des universitaires rencontre les velléités d’une bourgeoisie souhaitant se débarrasser du compromis fordiste d’après-guerre. Le néolibéralisme peut alors aussi être considéré, comme le note le géographe David Harvey, comme le projet revanchard de la classe capitaliste.

Le néolibéralisme doit aussi sa force à son enrobage réthorique

Mais si sa nature de classe est aussi évidente, pourquoi le néolibéralisme rencontre-t-il un tel succès ? Pour Amable, il doit aussi sa force à son enrobage rhétorique, qui ne se réduit pas à la défense des puissants. Au contraire, il valorise, au moins en paroles, la concurrence et le mouvement contre l’immobilité, les outsiders contre les insiders, la flexibilité contre les rigidités, etc. Autant de mots d’ordre qui peuvent séduire dans un contexte de triomphe du chacun pour soi et de perte de foi dans un futur collectivement construit.

En définitive, ce à quoi appellent aussi les livres de Slobodian et Amable, c’est à une vigilance à l’égard des interstices institutionnels dans lesquels peuvent potentiellement se loger les politiques de la bourgeoisie. Si la faillibilité du marché est une leçon acquise pour les néolibéraux, alors la question du « combien d’Etat » doit laisser sa place à celle du « quel Etat ? », y compris pour leurs adversaires. n

Bruno Amable, Le néolibéralisme, Que sais-je ?, 2023, 128 p.
Quinn Slobodian. Les Globalistes : une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Seuil, 2022, 400 p.