Un mot hante l’Europe. Un mot affreux. Ignoble. Abouché aux égouts. Putride entre tous. Qui le prononce s’en souille. Et appelle sur sa tête les foudres de la vertu purificatrice. Ce mot diabolique, c’est le concessif «mais».
Lorsque, le 7 octobre dernier, des combattants du Hamas ont franchi le mur construit par Israël et ont attaqué des civils, les tuant ou les prenant en otage, les éditorialistes, les animateurs de radio, les chroniqueurs cathodiques et les politiciens de premier et de second plan, ont formé un même chœur grandiose pour condamner ces attaques. Ils se sont ainsi fait l’écho de l’émotion bien légitime qui saisit n’importe qui face à une attaque d’une si grande violence. Mais, comme souvent dans ces cas-là, ils en ont profité pour régler leur compte à toutes celles et ceux qui se sont aventurés – les monstres – à proposer qui une nuance, qui un début d’explication, qui un embryon de critique. Convoqués sur les plateaux de télévision, des intellectuels et des représentants de gauche ont ainsi été sommés de condamner ces attaques avec « fermeté et clarté ». Dès lors, ce fut une fantastique chasse aux concessifs ! Vous avec dit «mais ? Vous approuvez donc les attentats ? Ai-je entendu un «néanmoins»? Vous vous baignez donc dans le sang d’enfants innocents ? Ah ? Un « cependant » maintenant ? Vous aggravez votre cas. Six millions de morts ne vous ont pas suffi ? Hein ? Il y a du Himmler derrière vos «mais», un petit Eichmann qui chante le bras levé, vous n’avez pas honte, «mais», la bête immonde, il a dit «mais» !
On l’aura compris, la chasse aux concessifs a une vertu politique: celle de disqualifier l’adversaire sans même l’avoir laissé parler, tout en se cachant derrière le paravent pudique de la morale impeccable et de l’humanisme (l’humanisme, c’est comme le vin genevois parfois ça passe tout seul, mais généralement c’est imbuvable). Celui qui se pique d’expliquer est toujours soupçonné de justifier, voire d’adhérer, et peut-être même de se réjouir. Celui qui a une fois dit « mais » risque de recommencer sans cesse, d’aggraver sa position. La dialectique est une pente glissante. Où s’arrête une mise en contexte? Jusqu’à quel niveau de détails? On n’y comprend rien. C’est trop risqué. Seules les constructions absolues sont marquées du sceau de la pureté. C’est d’ailleurs un vieux thème biblique : les imbéciles sont innocents (et peut-être que la réciproque est vraie).
Mais cette véritable chasse au contexte a aussi des motifs économiques. Le contexte, c’est comme la poésie : ça ne rapporte pas, ou rien qu’un peu de gloire. C’est que les explications sont longues, peu sexy, peu télévisuelles, elles sentent un peu trop son agrégé d’histoire, elles ont l’odeur rance de l’étude patiente : elles risquent de provoquer des chutes d’audience, des résiliations d’abonnement. Elles ne sont pas seulement politiquement douteuses, elles sont encore économiquement dangereuses. Le contexte demande un effort de compréhension, de mise à distance ; il n’est pas réductible aux slogans dictés par l’émotion immédiate, et rien ne rapporte plus que l’émotion immédiate. Certes, les chaînes d’information en continu prétendent bien «décrypter» l’information, mais cela se fait uniquement sous la guise de l’émotion toute-puissante, les experts sont encadrés par des images « du terrain », par des roquettes tirées, par des corps traînés sur le sol, par des femmes qui pleurent, par des vieillards qui hurlent. Ils deviennent ainsi les faire-valoir de l’actualité filtrée par les chaînes d’information, au flux desquelles ils sont entièrement soumis. Vous voulez prendre la parole plus de deux minutes ? Vous n’y pensez pas ! On vous coupera, vous criera dessus, on vous chassera à coups de spots publicitaires ou d’envoyés spéciaux « en direct depuis le théâtre de la tragédie, Gérard vous nous entendez, vous êtes donc avec une mère unijambiste et défigurée dont le bébé a été sauvagement assassiné, quel temps fait-il au Proche-Orient ? ».
Le mot «mais» tend, en période de crise, par se muer en insulte suprême. Celui qui le prononce est toujours soupçonné de sympathies inavouables, d’intelligence avec l’ennemi. La simplicité, au contraire, est vertueuse, en plus d’être rentable. L’occupation de la Palestine et l’élaboration de la cocotte-minute qu’est Gaza ne tiennent pas longtemps, en termes de récit, devant l’attrait politico-économique d’une authentique apparition du Mal en personne, chu d’un désastre obscur, suivi d’un cortège de flammes et de larmes d’enfants. Que les historiens s’inclinent. Et que vivent les exorcistes des plateaux de télévision.