Ken Loach: «La gauche a besoin d’un leader radical remettant en cause le système économique»

Culture • Le réalisateur angalis de 87 ans a présenté en Espagne ce qui serait son dernier film, «The Old Oak Tree», un drame sur les réfugiés dans lequel il considère l'espoir comme la force motrice du changement politique. (Par Javier Zurro, paru dans Eldiario.es)

Kean Loach, un cinéaste de l'espoir politique. (Georges Biard)

Peu de carrières sont aussi cohérentes, politiquement actives et percutantes que celle de Ken Loach. Ses films secouent le monde depuis des décennies. Ils incitent les gens à regarder là où ils ne veulent jamais regarder : travailleurs, mineurs ou ceux qui sont touchés par les politiques néolibérales qui ont détruit l’État-providence. Il conçoit son cinéma comme une arme. Une arme pour ouvrir les yeux, pour tirer les oreilles du pouvoir en place. Il l’a fait dans ses premiers films pour la BBC et il continue à le faire, à 87 ans, dans ce qu’il annonce comme étant très certainement son dernier film.

Le film s’appelle The Old Oak Tree (Le vieux chêne), sort en salles. Qui sait si c’est parce que ce titre a un goût d’adieu, mais cette fois, le réalisateur britannique défend l’espoir comme moteur politique du changement. Les politiciens, et surtout l’extrême droite, veulent nous le faire perdre. Pour Loach, c’est quand celui-ci disparaît que la colère naît, et quand la colère apparaît, n’importe quelle solution populiste est acceptée.

Il était de passage en Espagne avec son inséparable Paul Laverty, son scénariste, ami et partenaire depuis des décennies et la personne avec laquelle il a écrit une œuvre qui redonne espoir et foi dans le pouvoir des individus d’empêcher les politiques racistes de se propager encore plus. Les deux compères y parviennent en racontant l’histoire du dernier pub d’un village britannique où viennent s’installer des réfugiés syriens. Pour eux, la lutte des mineurs abandonnés et celle des migrants est la même, une lutte des classes face à laquelle nous devons être solidaires.

Il s’agit d’un film sur l’espoir. Pourquoi l’espoir est-il important à l’heure actuelle?

Ken Loach: Si nous n’avons pas d’espoir, nous ne pourrons pas voir que nous avons la force de faire des changements radicaux pour sauvegarder la planète, des changements pour avoir une société égalitaire qui ne nous exploite pas. Nous ne verrons pas que nous pouvons vivre en paix. Pour réaliser tout cela, nous devons être convaincus qu’il existe un chemin et que nous avons la force de suivre ce chemin. Je pense que c’est la définition de l’espoir: comprendre que l’on peut améliorer les choses. Si vous pensez que vous ne pouvez pas améliorer les choses, cela vous conduit au désespoir, et lorsque vous êtes désespéré, vous cherchez quelqu’un de fort, ou un groupe fort, pour résoudre vos problèmes à votre place. C’est l’essence même des films hollywoodiens. Vous savez, le cow-boy armé de gros fusils qui se rend en ville et abat les méchants. Ce n’est pas de l’espoir. C’est la politique du désespoir, et c’est l’extrême droite qui en tire parti.

L’extrême droite est le dernier recours des grandes sociétés, des grandes entreprises. Ce sont les elles qui ont soutenu les nazis dans les années 1930 et qui ont encouragé le populisme et le racisme. Lisez la presse, regardez les médias, regardez les politiciens qui les représentent. Ils parlent de nuées d’immigrants, d’envahisseurs. On est dans le terreau de l’extrême droite et, bien sûr, certaines personnes désespérées tombent dans le piège parce que c’est une réponse facile. L’espoir est politique. On ne peut pas espérer que les choses arrivent parce que l’on croise les doigts. C’est à vous de faire bouger les choses. Il y a une voie à suivre, et le grand rocher sur lequel nous pouvons construire cette voie est la solidarité, avec les personnes qui fuient la guerre, la famine, le changement climatique alors que leurs terres ne sont plus viables. C’est notre espoir, et l’espoir nous donne la confiance et la force de changer les choses.

Nous nous sommes entretenus à Cannes il y a quelques mois. Depuis, il y a eu des élections où l’extrême droite n’a pas gagné, que ce soit en Espagne, en Pologne et au premier tour en Argentine. Cela nous donne-t-il un peu d’espoir?

Paul Laverty : Oui, mais il s’en est fallu de peu qu’ils gagnent. En Argentine, il reste encore le deuxième tour, alors croisons les doigts. Et n’oublions pas qu’en Pologne, c’est l’extrême droite qui a obtenu le plus de voix, mais elle n’a pas obtenu la majorité absolue, donc le danger est toujours là. Ken et moi revenons de Paris, où les gens ont très peur de l’extrême droite. Lors des prochaines élections,le RN pourrait l’emporter. La police a été extrêmement violente.
nous regardons également l’Espagne avec beaucoup de crainte. L’extrême droite est aujourd’hui associée au PP dans de nombreuses administrations, et c’est un parti qui nie le changement climatique, qui pense que c’est une propagande de gauche, une invention, allant à l’encontre du consensus de 99% des meilleurs scientifiques de notre monde. Et ils le font ici, en Espagne, avec tous les incendies qui se produisent. Comment cela peut-il se produire? Nous devons essayer de démêler cet écheveau et c’est ce que nous essayons de faire avec ce film. La colère et la rage sont légitimes. Dans notre film, on voit des gens désespérés. La question est de savoir si nous blâmons les vrais responsables. Les gens sont en colère et furieux, mais si nous blâmons les immigrants, cela ne résoudra rien.

KLh: Ajoutons une chose. La droite doit bien sûr être vaincue, mais je pense que la grande question est: quel est le leadership de la gauche? Nous ne voulons pas d’un leadership qui se contente de rafistoler les choses. Le système est pourri. La gauche doit remettre en question l’ensemble de la structure économique, la réformer pour qu’elle fonctionne au profit de la classe ouvrière. Il s’agira d’une véritable démocratie économique dans laquelle nous posséderons les secteurs stratégiques de l’économie. Nous pourrons alors planifier les choses et ce n’est qu’à ce moment-là que nous pourrons résoudre le problème du changement climatique et des guerres. Les guerres sont causées par la concurrence économique. Nous ne pouvons résoudre ce problème que si nous planifions, et nous ne pouvons pas planifier ce que nous n’avons pas. C’est pourquoi nous avons besoin d’un leader radical de gauche. Sans cela, nous aurons un leadership social-démocrate. Il faut un leader radical, osons le dire, révolutionnaire pour la gauche, sinon elle échouera.

Il est inévitable de les interroger sur la situation à Gaza. Nous parlions d’espoir, est-ce que les gens là-bas peuvent avoir de l’espoir?

PLy.: Ken et moi observons avec horreur ce qui se passe et je pense que nous devons nous souvenir des paroles de M. Guterres, secrétaire général des Nations unies. Je pense qu’il s’est exprimé avec beaucoup d’autorité, et c’est lui qui est chargé de veiller à ce que le droit international soit respecté. Il a condamné les atrocités et l’abomination du 7 octobre, lorsque des Israéliens innocents ont été tués de la manière la plus brutale. Il l’a reconnu, et vous n’auriez aucune humanité si vous ne pouviez pas vous identifier à cela. Mais ce qu’il a également dit, c’est que cela ne venait pas de nulle part. Il a parlé des 56 années d’occupation. Il a parlé de la violence des communautés de colons. Il a parlé de l’étouffement de leurs possibilités économiques.
Nous pourrions ajouter à cela les rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch, qui affirment qu’Israël est un État d’apartheid. Ces deux grandes organisations de défense des droits de l’homme sont arrivées à la même conclusion. Il est donc évident qu’il y a une résistance. Ce que l’on ne dit jamais dans le droit international, c’est que le peuple palestinien a le droit de résister à une occupation illégale. Dans quel monde vivons-nous lorsque nous devons essayer de protéger le travail du secrétaire général des Nations unies alors que les États-Unis et leurs alliés très influents sont déterminés à le démettre de ses fonctions? Cela montre leur manque total de respect pour l’ordre international. Aujourd’hui même, les États-Unis envoient deux porte-avions au large de Gaza. Ils ont envoyé des F-16, ils ont envoyé des troupes spéciales avec des missiles et ils ont dit: «Calmez-vous, n’aggravez pas la situation». Quels hypocrites et quels menteurs! Je pense que le monde commence à s’en rendre compte.

KLh: Je tiens à exprimer ma solidarité avec le Secrétaire général des Nations unies. Quelle chose extraordinaire à dire… Mais il défend le droit international. Il défend les droits de l’homme. Les actes d’hostilité ne les respectent pas. Il y a un contexte pour tout. Pour chaque événement, il y en a un. Et quel est le contexte ici? Paul l’a expliqué avec précision. Les Nations unies sont notre seul espoir, car sinon, nous nous trouvons dans une lutte entre deux blocs de puissance. Nous ne pouvons pas avoir la paix de cette manière. Nous devons soutenir les Nations unies. C’est notre obligation fondamentale. Celle de tous les journaux, tous les hommes politiques, toutes les organisations.

Avez-vous déjà eu l’impression que vos films avaient fait une différence, aussi minime soit-elle?

KLh: J’aimerais dire oui, mais je ne crois pas. Ce ne sont que des films, et tout dépend de ce que vous faites en sortant du cinéma. J’espère au moins avoir apporté mon soutien à ceux qui réclament des changements par la suite, ou avoir soulevé des questions dans l’esprit des gens. J’espère qu’au moins pour un moment, j’ai un peu secoué le pouvoir en place. Mais, en fin de compte, il ne s’agit que de quelques petits films européens. Nous sommes une voix dans un chœur. Un chœur qui appelle à un changement radical. Mais il y a un bruit bien plus grand, plus fort, le bruit de ceux qui veulent garder les choses telles qu’elles sont parce qu’ils en profitent temporairement. Et leur voix est beaucoup plus forte. Ils contrôlent la presse, ils contrôlent la radio et ils répandent leur hypocrisie, leurs mensonges et leur racisme. Mais les gens peuvent voir la réalité de leur vie et je pense que si nous pouvons exploiter ce fait, nous pouvons leur faire voir et comprendre la grande inégalité et le grand danger dans lequel nous nous trouvons. La solidarité est la clé. Si nous pouvons donner un coup de pouce, c’est le maximum que nous puissions faire.

https://www.eldiario.es/cultura/cine/ken-loach-izquierda-necesita-lider-radical-desafiar-sistema-economico_1_10636259.html

(avec l’aimable autorisation de l’auteur)