Quand la dignité deviendra-t-elle une habitude?

Chili • En mai 2023, les Chiliens ont voté majoritairement en faveur des républicains, un parti classé à l’extrême droite pour siéger au Conseil constitutionnel de 50 membres, chargé de remplacer l’actuelle Constitution, héritée de Pinochet. (Par Elena Rusca, depuis le Chili, adapté par la rédaction)

Photo du plénum du Conseil constitutionnel du Chili, chargé de rédiger la nouvelle Constitution après l'échec de 2022. (DR)

La séance plénière du Conseil constitutionnel a approuvé ce lundi 30 octobre la proposition d’une nouvelle constitution. Dans le désir de «doter le Chili d’une Constitution qui permette de répondre aux urgences fondamentales du pays et d’entamer le processus de reconstruction dont nous pensons que le Chili a besoin», le Parti républicain appelle à voter en faveur de cette nouvelle proposition le 17 décembre prochain. Au total, on dénombre 33 voix en faveur du projet, 17 voix contre et aucune abstention: l’approbation du texte constitutionnel marque la fin du travail du comité de rédaction et ouvre les portes à un nouveau cadre juridique.

Cependant, cette proposition constitutionnelle ne reflète pas les revendications de ceux qui sont descendus dans la rue pour protester lors de la Révolte sociale du 18 octobre 2019, quand la hausse du prix du métro avait été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour les étudiants et la population. Ceux qui descendirent dans la rue réclamaient des retraites équitables, des emplois décents, la santé publique et une éducation gratuite. Non seulement ils remettaient en cause l’Etat chilien et sa Constitution, mais aussi son modèle économique et politique néolibéral. «Ce que nous vivons est le résultat de plusieurs problèmes sociaux et politiques. Le point de départ de tout cela est lié à la dictature de Pinochet (chef de l’État de 1973 à 1990) et à la transition vers la démocratie (à partir de 1990 jusqu’à l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998), toutes deux parties d’un même modèle économique et social», avait déclaré l’historien Sergio Grez au cours de la première semaine de la Révolte sociale.

Il ne faut pas oublier que le Chili a connu l’une des dictatures les plus sanglantes du monde latino-américain: plus de 30’000 personnes ont été victimes d’enlèvements et de tortures. Sur ce nombre, 2’298 ont été tués et 1’209 sont portés disparus. Beaucoup de ces cas n’ont pas encore fait l’objet d’une enquête. Les racines de l’Etat chilien actuel et de sa Constitution sont liées aux années de transition suite au gouvernement dictatorial de Pinochet. Le 15 novembre 2019, un Accord pour la paix sociale et la Nouvelle Constitution est ratifié entre la coalition gouvernementale de Sebastian Piñera (droite) et les partis d’opposition, définissant les règles à travers lesquelles la Nouvelle Constitution serait rédigée. Une Assemblée constituante est élue en mai 2021, mais le nouveau projet de Constitution est rejeté en septembre 2022.

Au Chili, les mobilisations populaires ont diminué, mais elles ne se sont pas arrêtées. En revanche, l’État a continué à répondre, avec fermeté, par la répression. Ainsi la loi Naín Retamal, qui autorise les carabiniers au recours à la légitime défense et à tuer si nécessaire, a été approuvée le 5 avril, ajoutant une nouvelle ombre sombre à la situation de répression des protestations sociales. Le résultat est visible. Cette année, lors de la commémoration du lancement de la révolte du18 octobre 2019, un carabinier, entouré de plus de 3 000 collègues, a tiré en l’air menaçant un manifestant, qui poussait sa moto. De même, les jeunes emprisonnés pendant la Révolte restent incarcérés, beaucoup d’entre eux étant considérés comme des prisonniers de droit commun. C’est le cas de Nicolás Piña, un ingénieur condamné à 10 ans de prison pour «tentative de meurtre». Ce dernier a été arrêté le 12 février 2021, après avoir participé à une manifestation pour la libération des prisonniers politiques de la Révolte sociale, sans se douter qu’il finirait par être l’un d’entre eux. Sa mère, Paola Palomera, a rapporté que son fils «a été violemment arrêté par des policiers en civil (appelés intramarchas), qui l’ont ensuite mis dans un véhicule privé et l’ont emmené sans donner aucune explication.

C’est l’activation de la localisation sur le téléphone portable de l’ingénieur qui lui a permis de connaître la destination, au 33ème commissariat des carabiniers. Ce sont les «preuves» des intramarchas qui ont conduit Nicolás Piña à être reconnu coupable d’un crime qu’il n’avait pas commis.
Les jeunes prisonniers de la Révolte ne sont pas les seuls à attendre une réparation aux violences subies: la semaine dernière, la cinquième victime d’une blessure oculaire s’est suicidée (2). L’absence d’assistance donne aux gens un sentiment d’isolement et d’oubli. «Sous le gouvernement Piñera, le programme intégral du trouble oculaire (Piro) a été créé, défaillant dans sa gestion. Aujourd’hui, sous le gouvernement Boric, il s’appelle Pacto. Le programme a seulement changé de nom et de localisation, mais il reste déficient. Aujourd’hui, je cherche un emploi, mais je ne dis pas que je suis handicapé, car je peux avoir des problèmes pour avoir manifesté. Nous nous réduisons nous mêmes au silence et personne ne nous soutient», dénonce l’une des victimes d’un traumatisme oculaire.

«D’une certaine manière, ce que nous vivons est le résultat de l’adaptation du centre-gauche (démocrates-chrétiens, socialistes et Parti pour la démocratie) à la Constitution de 1980 (héritée de la dictature) et au modèle néolibéral. La droite, pour des raisons évidentes, et le centre-gauche assimilé à la logique néolibérale, ont amélioré leurs revenus, notamment les parlementaires et les hauts fonctionnaires. Et ils ont progressivement vidé la politique de son contenu idéologique. Cette situation n’est pas encore résolue, et cela conduit aux problèmes actuels qui, en attendant un changement de modèle, ne peuvent être solutionnés», conclut l’historien Mario Garcés.

(1) Le Parti républicain, classé à l’extrême droite et opposé depuis le début à une réforme de la Constitution, a remporté les élections, avec 35 % des suffrages, soit 22 sièges. La coalition de gauche soutenant le gouvernement de Gabriel Boric a, elle, récolté, 29 % des votes exprimés, soit 17 sièges. Enfin, la droite traditionnelle a obtenu 21 % des voix, soit 11 sièges.

(2) Des données de l’Université du Chili, de la Société chilienne d’ophtalmologie, de BMJ et des carabiniers, recoupées par l’AFP, indiquent qu’entre le 19 octobre 2019 et le 18 novembre 2019, 285 personnes sont blessées aux yeux par les tirs de chevrotine, dont 48% connaissent une baisse sévère de la vision.