«On marche sur la tête»

Analyse • «Que l’agriculture se rassure, elle n’est de loin pas la seule», estime l'ancien conseiller national écologiste neuchâtelois, Fernand Cuche.

L’hiver, c’est le temps d’un long repos pour la terre et la végétation. La saison durant laquelle le rythme est plus calme pour la paysannerie. Dans les hangars, les machines sont en révision avant d’entreprendre les travaux du printemps. A la surprise quasi générale, des centaines, puis des milliers de tracteurs prennent l’autoroute en ce début d’année. Cette cohorte protestataire véhicule plusieurs revendications; des prix rémunérateurs à la production, l’élimination des distorsions de concurrence, le versement des paiements directs dans des délais raisonnables, un allégement, voire la suppression de directives écologiques.

Les témoignages confirment que la trésorerie de la plupart des exploitations agricoles est quasiment à sec. Au vu de l’ampleur de la mobilisation et sa durée, la situation est alarmante.

L’adaptation progressive du secteur agricole au marché par des prix compétitifs a entraîné des exploitations toujours plus grandes, une mécanisation de plus en plus lourde, efficace et sophistiquée, une sélection végétale et animale à haut rendement, l’utilisation des engrais du commerce et des pesticides. Cette évolution spectaculaire s’est manifestée par l’augmentation des rendements jusqu’à l’engorgement de certains marchés provoquant des baisses de prix à la production. Malgré tous ces gros efforts d’adaptation, la majorité des exploitations peinent à nouer les deux bouts, la méfiance gagne du terrain, la relève est à la peine.

La compétitivité a progressivement instauré dans tous les secteurs d’activités le dogme du coût de production le plus bas. La production de denrées alimentaires ne saurait échapper à ce dogme économique, d’autant plus que ce marché est demandeur tous les jours. C’est un fonds de commerce lucratif «durable». Ainsi l’agriculture a rejoint progressivement la grande cohorte des partenaires captés par le marché. La compétitivité est devenue la principale organisatrice de nos sociétés. Ce modèle économique tentaculaire agit en faisant fi des limites des ressources naturelles, des pollutions multiples et durables, de l’épuisement et des souffrances d’hommes, de femmes et d’enfants aussi qui triment dans les ateliers de couture, dans les mines, dans la récolte des fruits, des légumes pour ne citer que quelques exemples. Inévitablement, cette situation provoque légitimement des protestations, des manifestations ou des émeutes.

Mal-développement généralisé et permanent

Nous tardons à reconnaître que nous sommes dans un mal développement généralisé et permanent, que les outils de la compétitivité et du libre marché sont totalement inadéquats pour transiter vers des modes de vie, de production, de consommation qui doivent impérativement intégrer le fait que la planète à des limites. Cette marche forcée pour s’adapter aux exigences du marché se solde par un appauvrissement économique des exploitations, une dégradation de l’environnement naturel, un épuisement de la paysannerie. Le monde agricole a perdu pied sur ses propres terres.

Revenons à nos campagnes, aux manifestations qui se poursuivent, à la paperasse «invasive». Elle s’est progressivement développée dans tous les secteurs d’activités. La production de denrées alimentaires interagit avec la fertilité naturelle des terres nourricières, la préservation de la qualité de l’eau, de la biodiversité et de la protection des paysages. Enthousiasmés par des rendements spectaculaires, les partenaires de la chaîne alimentaire ont ignoré et trop longtemps minimisé les conséquences dommageables du mode de production intensif et compétitif pour l’environnement.

D’un enjeu sectoriel, l’agriculture est devenue un enjeu de société comme l’énergie ou la mobilité. Le manque de vigilance des principaux acteurs n’échappera pas aux associations environnementales et de consommateurs. Grâce à leur clairvoyance et à leur engagement constant, des mesures seront prises progressivement et concernent une alimentation saine, la qualité de l’eau, la fertilité naturelle des terres, la préservation de la biodiversité, le bien-être des animaux de rente. Préserver des biens vitaux, indispensables dans nos vies quotidiennes ne peut décemment être contesté sur le fond.

Ce soulèvement lancé voici 2 mois qui s’insinue jusqu’au salon de l’agriculture parisien et dans nos campagnes révèle le désarroi de l’agriculture et le manque d’anticipation des organisations faîtières agricoles, des acteurs économiques et des pouvoirs publics. Il n’est plus crédible d’aménager à la périphérie de ce modèle intensif.

Face à la contestation, les pouvoirs publics s’émeuvent, tentent de calmer la colère par des aides financières, promettent l’élimination des distorsions de concurrence, des réformes qui ne sont que des réformettes. Du colmatage superficiel. Dans l’urgence, ils cèdent partiellement aux griefs émis concernant les mesures environnementales. Engager un débat sur les mesures les plus adéquates à prendre et réduire la paperasse est acceptable, souhaitable à la condition que soit reconnue par tous les partenaires la préservation incontournable des enjeux fondamentaux du vivant. Réduire l’agroécologie à une entrave qui empêche la liberté d’entreprendre, de se développer est irresponsable, c’est un retour à l’obscurantisme.

Le dérèglement climatique est devenu persistant

Comme pour le mal développement économique, le dérèglement climatique ne peut plus être considéré comme une crise. Notre planète se réchauffe, plus 2 degrés depuis 1964 pour la Suisse, deux fois plus que la moyenne mondiale. Ce dérèglement ajoute un désarroi de plus dans les campagnes, l’agriculture est en première ligne ; l’eau manque, les rendements diminuent. Il faut choisir d’autres semences, résistantes à des températures plus élevées et acclimatées à une faible pluviométrie. Le potentiel naturel de production détermine le choix des cultures, la charge en bétail doit être adaptée aux bases fourragères du domaine. C’est flagrant dans la production de viande pour laquelle nous importons encore 1,4 million de fourrages concentrés par année.

L’Union suisse des paysans n’échappe pas au questionnement

De la terre à l’assiette, tous les acteurs de la filière doivent coopérer pour fixer des prix rémunérateurs à la production, des marges équitables en toute transparence, l’élimination du gaspillage, calmer la concurrence qui sévit entre les grandes chaînes de distribution à coup de publicité onéreuse faisant croire qu’il est toujours possible de produire, acheter, conditionner et vendre à des coups toujours plus bas. Consommer, et consommer encore tous azimuts a réduit l’acte de s’approvisionner en biens alimentaires banal alors qu’il est porteur de vie. Nous sommes entrés dans une période d’insécurité alimentaire qui nous amène à reconsidérer nos priorités dans le choix de notre alimentation. De l’assiette, il faut remonter jusqu’aux terres nourricières pour prendre conscience de l’importance de nos choix.

Cette transition interroge, chamboule aussi les organisations agricoles, telles que Fenaco et ses filiales Landi, première partenaire de l’agriculture pour fournir engrais, pesticides, fourrages concentrés, outillage et habillement. Première partenaire aussi pour acheter une part importante de la production indigène. La «multi cantonale» est devenue progressivement un acteur économique confronté à une vive concurrence. Est-elle toujours dans la capacité d’offrir des prix rémunérateurs à la production?

L’Union suisse des paysans n’échappe pas au questionnement. La manœuvre a bien réussi lors des élections fédérales d’octobre dernier. La profession peut compter sur une députation forte de 50 élu-e-s pour agir en faveur des intérêts de l’agriculture. L’embellie fut de courte durée, quelques mois plus tard, «Révolte agricole suisse» appelle à manifester, l’ampleur des rassemblements est spectaculaire. Pour la députation paysanne à Berne, c’est un encouragement et une directive pour agir sans tarder. Comment l’USP va-t-elle manœuvrer pour empêcher la signature de nouveaux traités de libre-échange, éliminer les distorsions de concurrence, prendre des mesures protectionnistes, empêcher la poursuite du bétonnage dans les meilleures terres arables, elle qui a signé un accord avec les milieux économiques?

Ces révoltes ont le mérite de révéler la détresse du monde paysan, tout particulièrement chez les jeunes en âge de reprendre le domaine, témoigner de notre sympathie dans l’urgence du moment les réconforte. Elle doit se prolonger par un soutien durable dans le choix de notre alimentation ; accourir lors des désalpes, des brunchs à la ferme ou des expositions de bétail est anecdotique.

Le monde agricole doit considérer les nombreuses sollicitations dont il est l’objet par un examen attentif, essentiellement dans les enjeux environnementaux. La confrontation entre la production et la préservation du vivant est devenue stérile, caduque. Il est temps de voir grand pour sortir de cette impasse. Sur le terrain, des alternatives crédibles existent : agriculture biologique, régénérative des sols, agroforesterie, polycultures – élevage. Sans problèmes majeurs, l’agriculture de montagne peut passer à l’agriculture biologique. C’est plus difficile en plaine, notamment dans le maraîchage, l’arboriculture ou la vigne. Malgré une transition exigeante, plus de 50 % du vignoble neuchâtelois a passé à la production biologique. La profession doit s’ouvrir à une diversification des structures comme les micro fermes. La tradition peut nous enfermer dans un conservatisme qui nous appauvrit.

Fernand Cuche

Lignières, 13 mars 2024