Pays résolument anti-communiste, la Suisse ne s’est pas privée de mener la chasse aux rouges et à leurs publications avant même la Seconde Guerre mondiale. Dès 1932, un arrêté du Conseil fédéral interdisait au personnel fédéral d’appartenir ou de participer à une organisation communiste. En 1936, un nouvel arrêté fédéral institue des mesures contre les menées communistes en Suisse. Les restrictions s’intensifient dès le début de la guerre. Durant l’été 1940, le Conseil fédéral interdit deux journaux d’obédience communiste, Le Travail genevois et Le Droit du Peuple vaudois. (1) Ce n’est que partie remise pour la gauche combative. Dès 1943, le Parti ouvrier genevois, non officiellement encore constitué, fait une demande au DFJP d’autorisation de publication pour un organe de presse s’intitulant Voix ouvrière. Il faudra attendre 16 mois pour que le premier numéro du journal sorte le 18 août 1944. Le gouvernement imposant alors des conditions draconiennes à cette sortie : parution hebdomadaire, limitée à 4 pages, avec un tirage maximum de 6’000 exemplaires et en interdisant aux dirigeants du parti (Léon Nicole, Andre Muret, Jean Vincent) d’écrire dans la publication. (2)
Surveillance des autorités
Le 27 février 1945, les prohibitions frappant les organismes d’extrême gauche ou d’extrême droite furent levées par un arrêté du Conseil fédéral. Tout comme son pendant alémanique, Vorwaerts, la Voix ouvrière put sortir quotidiennement, mais toujours avec des restrictions : pas plus de 20’000 exemplaires et de 12 pages.
Dans un climat anti-communiste et anti-soviétique, le journal fut constamment en butte à la surveillance des autorités. En 1949, le Conseiller fédéral Eduard Von Steiger demandait au général Guisan d’intervenir auprès des annonceurs vaudois pour qu’ils s’abstiennent d’acheter des espaces publicitaires «au nom de leurs responsabilités vis-à-vis du pays et de l’armée».(3)En 1951, le genevois Pierre Nicole, fils de Léon Nicole, est condamné à 15 mois d’emprisonnement pour des articles de politique étrangère attaquant le Conseil fédéral. Rappelons aussi que dans le cadre du scandale d’Etat des fiches politiques, de nombreux militants de la gauche ou du parti ont été jusque dans les années 80 suivis et espionnés par les polices fédérale et cantonales.
La presse d’opinion en baisse
Tout en offrant des informations locales, relatives notamment à l’activité parlementaire dans les cantons romands, à la charge de rédacteurs non rémunérés comme le Vaudois Fernand Petit, député du POP de 1949 à 1987, le journal se positionne comme un journal d’opinion et progressiste, en faveur d’une amélioration des conditions de vie du peuple. On ne saurait oublier les combats du journal, en syntonie avec le parti, pour défendre le monde du travail et toutes les avancées sociales en Suisse (combats pour l’AVS et l’assurance chômage, les allocations familiales, l’assurance maternité, mais aussi pour le logement, le droit des femmes, la suppression du permis de saisonnier ou contre la vie chère). Sur le plan international, sans être « à la solde de Moscou » comme lui reprochent ses détracteurs de droite, il se positionne en faveur des mouvements révolutionnaires, en soutenant les révolutions cubaine ou chilienne de Salvador Allende, en appuyant le mouvement des indépendances au Vietnam, en Algérie, la lutte anti-fasciste en Grèce, Espagne et Portugal, ou en luttant contre l’apartheid sud-africain ou pour la cause palestinienne.
Ce soutien au camp communiste fait qu’en novembre 1956, l’imprimerie du parti, la Coopérative d’imprimerie du Pré-Jérome (Coopi) à Genève, est attaquée « par une foule de manifestants excités par la délirante propagande anti-communiste occasionnée par les événements de Hongrie », comme le relatait la Voix ouvrière en 1994. A noter que sur la même période, le parti fit aussi paraître une revue politique, littéraire et sociale mensuelle sous le nom de Socialisme (1945-1957)
Du fait de son positionnement politique et d’une évolution de la presse qui pénalise les journaux d’opinion – modèle en perte de vitesse à partir des années 60 alors qu’il était le genre roi depuis les origines, comme le rappelle le professeur d’histoire contemporaine Alain Clavien (4) –, le journal est en butte permanente à des difficultés financières. Au-delà du soutien de ses lecteurs, des souscriptions (nommées «Les petits ruisseaux font de grandes rivières») et des aides financières des sections du parti, il ne peut compter que sur de maigres rentrées publicitaires. Ces difficultés économiques récurrentes contraignent finalement le PST à mettre fin à la parution quotidienne de la VO en 1979.
De janvier 1980 à janvier 1986, le journal prend le nom de VO-hebdo sur 24 pages en format tabloïd. De cette date à avril 1995, il s’appellera VO-réalités, avec comme rédacteurs en chef André Rauber, puis Gérard Berger. Ces quinze années sont marquées au niveau mondial par un événement majeur, la chute du mur de Berlin (1989) et la fin de l’Union soviétique (1991). Ce qui entraîne l’apparition d’un néolibéralisme galopant dans le sillage des mandats de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Angleterre, associés à une financiarisation totale d’une économie en voie de globalisation. Face à ce qui paraît être la fin d’une alternative au capitalisme, les batailles de la gauche deviennent plus défensives face à la libéralisation débridée de l’économie.
Néolibéralisme triomphant
En 1995, au moment où sort un bréviaire de la dérégulation de l’économie suisse, le Livre blanc de David de Pury, le journal subit une nouvelle mue, renonçant à son titre emblématique et devient l’hebdomadaire Gauchebdo. Le leitmotiv de la publication reste d’être chaque semaine « la tribune des hommes et des femmes qui résistent, la voix de celles et de ceux qui proposent de changer la société », en remettant au centre des notions comme la lutte des classes, la socialisation des moyens de production, le changement de société ou le bien commun.
Puis pour la première fois est nommée une personne, qui n’est pas membre du parti à la tête de la Société d’édition du journal, le Vaudois Denis Bouvier, tout juste élu à la Constituante du Canton. Outre deux demi-postes salariés, la rédaction peut compter sur des rédacteurs bénévoles et fidèles, faisant de la rédaction de Gauchebdo un perpétuel petit miracle d’artisanat dans un paysage médiatique soumis à de grands groupes de presse (Ringier, Edipresse, vendu aux Zurichois de Tamedia en 2009 et ESH médias). Dans un secteur où frappe la concentration des moyens de production, particulièrement dans les imprimeries, la mythique Coopi, dernier centre d’impression d’une certaine taille en ville de Genève, ferme ses portes en 2005. Une page se tourne pour le journal, imprimé depuis ses origines à la rue du Pré-Jérome, qui se fait dès lors éditer chez Atar à Vernier (GE), puis Pressor dans le Jura.
Cette entrée dans le nouveau siècle bouscule la presse commerciale avec l’apparition de journaux gratuits (entérinant la suprématie finale de 20minutes de Tamedia) et la généralisation du support numérique, son immédiateté et sa culture du clic. Cette guerre commerciale se fait au détriment du personnel et les licenciements dans les journaux se multiplient, avec des disparitions de titres à la clé (Le Matin, L’Hebdo). Dans ce contexte très clivé, où l’information tend à n’être qu’une marchandise, existent pourtant des interstices où l’info critique et de transformation sociale subsiste comme le montre l’apparition de titres comme Jacobin aux Etats-Unis en 2016 (5). Voix populaire, lancé en 2022, veut en être.
1 www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft ?AffairId=19983613
2 Informations complémentaires dans André Rauber, Histoire du mouvement communiste suisse, Slatkine, 1997, tome 1, pp 526 et sq ou Pierre Jeanneret, Popistes, histoire du Parti ouvrier et populaire vaudois, 1943-2002, Editions d’en bas, 2002, pp 333 et sq
3 André Rauber, La lutte pour publier la «Voix ouvrière», Voix ouvrière, 18 août 1994.
4 Alain Clavien, La presse romande, Antipodes, 2017, 200 p.
5 Voir aussi le Portail des médias https://portail.basta.media/