Vous occupez le poste de secrétaire général d’attac Fribourg et vous avez joué un rôle central avec d’autres dans le mouvement qui a démarré à Fribourg il y a 25 ans. Pouvez-vous nous raconter comment tout a commencé ?
Pierre Duffour Après avoir lu l’éditorial d’Ignacio Ramonet (ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique) en décembre 1997, Andrea, ma femme, a pris contact avec ce journal. Quelque mois plus tard, elle a reçu un coup de téléphone : quelques étudiants ont eu la même idée, c’était le Diplo qui nous a mis en relation. Les premières réunions ont eu lieu dans notre cuisine et le 25 février 1999, Attac Fribourg est né en présence de 80 membres fondateurs et un comité motivé de 15 personnes. A cette époque, la chute des « Tigres asiatiques », Taïwan, Corée du Sud, Hong-Kong et Singapour, a été un véritable choc pour de nombreuses personnes. Les explications données par les médias étaient loin d’être satisfaisantes, les gens voulaient devenir acteurs et étaient critiques par rapport à la version officielle. Les politiques néolibérales du FMI ne firent qu’aggraver la crise en Russie et aux Etats-Unis. Nous avions un véritable besoin de comprendre les rouages financiers et d’éviter que cela ne se produise chez nous.
Les conférences et les débats ont été rapidement mis en place avec succès, tout s’est passé très vite. Grâce à l’association, un espace de formation et d’échange avec le public s’est développé. Les médias se faisaient l’écho des thèmes et des réflexions du mouvement. Tout se déroulait pour le mieux et même certains économistes conservateurs reconnaissent la légitimité de la Taxe Tobin sur les transactions financières. C’était une véritable lune de miel. Les réunions ont été constructives et la liberté d’expression était très large. Le 25 septembre 1999, une grande assemblée s’est tenue à Fribourg pour officialiser la fondation d’attac Suisse. La principale revendication demeure la mise en place d’une taxe sur les transactions financières pour soutenir un fonds d’aide publique. L’objectif est toujours de mettre des grains de sable dans les rouages de la spéculation pour combattre la pauvreté.
Facile à comprendre, mais compliqué à mettre en œuvre lorsque cela heurte des intérêts particuliers. Pourriez-vous nous décrire la suite de ces années ?
En m’appuyant sur mon expérience personnelle et en me situant à Fribourg, je peux résumer notre parcours en distinguant trois grandes période s: de 1998 à 2001, puis de 2001 à 2021, et enfin de 2021 jusqu’à aujourd’hui.
De 1998 à 2001, cette première période dont j’ai déjà parlé plus haut, nous avons été très sollicités par les médias et nos communiqués de presse ont été systématiquement repris. Cela a engendré un nombre très important d’adhérents. Nous étions clairement positionnés comme un centre d’expertise reconnu dans le domaine de la finance internationale. C’est une période très active avec de nombreuses réunions, des actions de rue, des conférences et des universités d’été. Des interrogations se posent déjà à cette époque. Devait-on aller au-delà de l’expertise simple et envisager la création d’un parti politique ? Ou était-il préférable de se concentrer sur l’aspect pédagogique et de ne retenir que des revendications relatives à la finance internationale et leurs conséquences, en prenant comme exemple la privatisation de l’eau ?
Pendant la seconde période, entre 2001 et 2021, les critiques restent polies tant que le mouvement est considéré comme bon enfant et ne présente aucun risque de changement du système. Depuis plusieurs années, de nombreuses protestations sont organisées contre l’OMC, le FMI et le Forum de Davos. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont rassemblées dans les rues. Toutefois, lorsque le mouvement prend de l’ampleur et semble se structurer à l’échelle nationale et européenne, les médias adoptent une attitude différente. La reprise des arguments ou des analyses économiques est abandonnée au profit des gros titres et des photos qui mettent en avant la cabine de téléphone détruite par d’autres. Les partisans de l’altermondialisme sont présentés comme des perturbateurs et des casseurs.
En parallèle, certains participants qui étaient favorables à l’idée de faire confiance à l’intelligence collective commencent à prédéterminer l’orientation des réunions ouvertes du comité national. Les thèmes et les décisions sont préparés par eux, avant qu’ils ne quittent l’association pour fonder un nouveau parti politique. Cette période fut difficile, mais nécessaire pour clarifier les objectifs de l’association. La force d’attac réside dans sa capacité à réfléchir et à analyser les conséquences néfastes de la finance, tout en laissant à chacun la liberté de s’impliquer politiquement. A ce stade, les médias ne nous sollicitent plus et nos communiqués de presse sont ignorés. Bien que nous enregistrions actuellement une perte de membres, nous constatons une amélioration de notre liberté et de notre transparence dans nos orientations.
Enfin, de 2021 jusqu’à aujourd’hui, l’aspect pédagogique reste primordial et rencontre toujours un vif succès auprès des membres et du public. Nous nous adaptons aux événements liés à la finance internationale dans notre activité actuelle. Les succès de la conférence du professeur Sergio Rossi de l’Université de Fribourg concernant la fusion UBS-Crédit Suisse, de la revue sur la répartition des richesses en Suisse ou de notre participation au référendum cantonal sur l’imposition des entreprises prouvent toute la pertinence de notre association encore aujourd’hui.
Quels sont les meilleurs souvenirs de toutes ces années passées dans votre association ?
En dehors de la création d’attac Suisse en 1999 devant 400 personnes, ce sont surtout les rencontres avec le public qui nous ont permis de nous enrichir. Parmi les cinquante conférences et débats que nous avons organisés, il y a eu des moments marquants. Je pense à la conférence de Riccardo Petrella sur « le contrat mondial de l’eau », des centaines de personnes se sont rassemblées pour écouter l’intervention d’Ignacio Ramonet ou celle de Monique et Michel Pinçon-Charlot sur « les prédateurs au pouvoir ».
Je peux retenir aussi le débat entre Susan George et le représentant suisse à l’OMC Luzius Wasescha, sur « la privatisation des services publics », les manifestations comme celles en solidarité avec le peuple argentin devant le Crédit Suisse ; le premier forum social en Suisse à Fribourg qui donnait suite aux forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, où nous avions été invités au Brésil en tant qu’observateurs. Je pense à l’occupation de l’église Saint-Paul à Fribourg par des personnes sans-papiers.
La réalisation de la brochure sur la répartition des richesses en Suisse et dans le canton de Fribourg a été une expérience instructive et passionnante. En raison du fait que de nombreuses personnes croient qu’une telle inégalité dans la répartition des richesses n’est présente que dans les pays en voie de développement. Ce travail a contribué à remettre en question certaines perceptions, la grande majorité des individus s’estime faire partie de la classe moyenne, mais il est frappant de constater que plus de 65 % sont en réalité très en dehors de cette catégorie. Il a aussi été démontré que si nous devenons plus riches, cette richesse est toujours plus mal répartie. Ce qui ne correspond pas à l’idée générale que les gens se font.
Le succès de ce travail a été considérable, et la chaire de Travail social de l’Université de Fribourg nous a conviés à présenter nos résultats ainsi qu’une radio locale. La réalisation de cette étude a été confiée à un groupe que nous avons appelé Conseil scientifique d’attac Fribourg. Lorsque nous avons souhaité publier le texte, tous les membres de ce réseau ont exprimé le désir de rester anonyme, afin d’éviter d’être réprimés sur leur lieu de travail. Cela est dû en grande partie au thème abordé, ce qui témoigne de la situation démocratique précaire dans notre pays et qui a été pour moi une révélation sur le monde académique actuel. Notre retour à la collaboration avec le monde académique a aussi été réactivé par l’actualité bancaire.
Dans un passé récent, Elisabeth et Paul Stulz sont venus nous proposer de mettre en place un référendum pour s’opposer à la diminution de l’imposition des entreprises. La droite était unie, la gauche était déchirée et les syndicats exprimaient timidement leur soutien. Ce fut un combat acharné – perdu de justesse : 46 % des électrices et électeurs nous ont accompagnés – mais extrêmement formateur, du moins pour moi.
Formateur, de quelle manière ?
Lors d’une campagne politique, il est peu probable que tu sois surpris par tes adversaires, mais tu peux être déconcerté par des individus que tu pensais respectueux de la démocratie. Quand le syndic de la ville (PS) souhaite que tu n’atteignes pas le seuil de signatures pour valider un référendum, tu réalises à quel point cette personne conçoit la démocratie.