Y a-t-il quelque chose de nouveau dans la forme actuelle de l’extrême droite européenne ? Les populistes de droite sont-ils différents du passé ?
Daphne Halikiopoulou Tout d’abord, je préfère les appeler « extrême droite » par opposition aux « populistes de droite ». Le terme « populisme » est plus large et couvre des partis moins extrêmes. De plus en plus, j’utilise de moins en moins ce terme car je pense qu’il normalise l’extrême droite. Pour beaucoup de gens, le terme « populisme » a une connotation pseudo-démocratique ; il s’adresse au « peuple » et est donc perçu comme quelque chose de bien. Cela dit, je ne pense pas que ce à quoi l’Europe est confrontée soit un phénomène nouveau. Je sais que nous sommes tous très inquiets en ce moment parce que les forces d’extrême droite se portent bien, mais nous aurions dû nous inquiéter il y a longtemps. Souvenez-vous, nous avons vu l’extrême droite former un gouvernement de coalition avec le centre-droit en Autriche en 2000 ; nous avons également vu Pim Fortuyn, prédécesseur politique de Geert Wilders aux Pays-Bas, obtenir d’excellents résultats au début des années 2000 ; Jean-Marie Le Pen a atteint le second tour en France en 2002. Nous savons depuis de nombreuses années qu’il existe un appétit pour ce type de politique. Ce qui a changé, c’est que, premièrement, ces partis entrent maintenant dans les gouvernements et mettent en œuvre des politiques, et deuxièmement, qu’ils ont pris de l’ampleur et sont plus normalisés.
Dans vos travaux, vous avez soutenu que l’idée selon laquelle l’extrême droite est attrayante en raison de facteurs culturels est erronée. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Le succès de l’extrême droite n’est pas exclusivement, ni même principalement, lié à la culture. Cette idée a été véhiculée pendant des années, mais elle est en train de disparaître parce que moi et beaucoup d’autres avons commencé à montrer, par le biais de recherches empiriques, que ce n’est pas le cas. Il existe de nombreux types d’insécurité qui poussent les électeurs vers l’extrême droite. Si vous regardez de près, vous verrez que ceux qui ont des préoccupations culturelles et sont susceptibles de voter pour l’extrême droite, sont très peu nombreux. Au contraire, ce que l’extrême droite a réussi à faire, c’est capitaliser activement sur toutes sortes d’insécurités qui proviennent en grande partie de préoccupations économiques.
Par exemple, de nombreuses personnes sont convaincues que les immigrants sont des concurrents sur le marché du travail, qu’ils empêchent l’accès à l’aide sociale, à l’emploi, à l’éducation, aux soins de santé, etc. Il existe également de nombreuses crises de nature économique, comme la crise du logement, qui mobilise fortement les électeurs. Enfin, il y a la question de la confiance dans les institutions, et nous voyons à travers l’Europe qu’il y a une très forte corrélation entre la baisse des niveaux de confiance politique et le soutien aux partis d’extrême droite. Ce sont les personnes qui souffrent de ce type d’insécurité et de manque de confiance qui constituent la majorité des électeurs d’extrême droite, et non celles dont les préoccupations sont essentiellement culturelles.
Les partis d’extrême droite s’efforcent de prouver qu’ils sont les véritables partis de la classe ouvrière, alors qu’historiquement, ils ont été associés à la bourgeoisie. Pourquoi assistons-nous à ce changement et pourquoi a-t-il été efficace ?
Il n’y a pas eu de grand changement en termes de base électorale. Depuis très longtemps, des théories indiquent que ce sont les ouvriers ou les chômeurs qui soutiennent l’extrême droite. C’est l’histoire classique des hommes de la classe ouvrière principaux partisans de ces partis. Au début des années 2000, les théories se sont penchées sur les «perdants de la mondialisation». Auparavant, il s’agissait des «perdants de la modernisation». Ce qui est intéressant, je pense, c’est de voir à quel point les partis d’extrême droite eux-mêmes ont modifié leurs propres récits pour se concentrer sur ces groupes cibles. La modernisation des récits d’extrême droite se traduit par un tournant vers un «chauvinisme de l’Etat social».
Pourquoi les messages de la gauche sur l’Etat social n’ont-ils pas été aussi efficaces ?
C’est la question à un million de dollars. Mes recherches portent davantage sur l’extrême droite que sur la gauche, mais je voudrais souligner trois points. Premièrement, la gauche est sur la défensive, ce qui signifie qu’elle traverse une sorte de crise d’identité. Elle se demande : «Devrions-nous être plus à l’extrême gauche ? Devrions-nous être plus classiques ? Devrions-nous mettre l’accent sur la politique «woke» ou sur les préoccupations économiques ?» C’est comme si vous jouiez au football et que vous vous retrouviez sur le terrain de l’autre équipe, menée deux à zéro : toute la dynamique est contre vous.
Deuxièmement, de nombreux partis de gauche ont essayé de copier la droite, mais d’une manière plus acceptable. Ils commencent à dire : « Nous sommes conscients que l’immigration est un problème, et nous le traiterons d’une manière plus acceptable et plus «classique».«Ce n’est vraiment pas une stratégie efficace, même si je comprends pourquoi les partis le font : ils pensent que c’est un moyen de récolter des voix à l’approche des élections. En réalité, cela ne fait qu’accroître l’importance des questions qui sont « détenues» par l’extrême-droite.
Troisièmement, je pense qu’il y a certaines crises structurelles qui ne favorisent pas la gauche. Prenons par exemple la question du changement climatique. Il est clair que les partis de gauche doivent s’attaquer à ce problème, mais malheureusement, de nombreuses politiques de protection de l’environnement que la gauche voudra défendre diviseront son électorat. Par exemple, certains se sentiront abandonnés s’ils vivent dans une région charbonnière ou dans des zones qui ne peuvent pas financièrement faire face à la perte d’industries et qui peuvent avoir du mal à payer les coûts des politiques de protection de l’environnement.
L’année dernière, l’UE a adopté de nouvelles règles budgétaires qui obligeraient plusieurs Etats membres à mettre en œuvre des mesures d’austérité. Quelles conséquences politiques cela pourrait-il avoir ?
C’est une très bonne nouvelle pour l’extrême droite et une très mauvaise pour la gauche. L’austérité déclenche vraiment des votes pour l’extrême droite. Il s’agit essentiellement d’un terreau fertile qui crée les conditions nécessaires à l’augmentation de l’insécurité au sein de la population. Si l’extrême droite s’efforce de forger des coalitions fructueuses parmi un large éventail de groupes en situation d’insécurité, en introduisant davantage d’austérité, vous lui permettez d’élargir et de renforcer ces coalitions. Pour vaincre l’extrême droite, il faut briser sa capacité de mobilisation, et avec l’austérité, cela n’arrivera pas.
Que faire pour inverser cette tendance ?
En tant que politologue, j’ai tendance à mieux expliquer pourquoi les choses sont ce qu’elles sont plutôt que ce que nous pouvons faire. Mais sur une note plus positive et proactive, je pense que ce n’est pas une affaire réglée. Comme je l’ai dit précédemment, il existe des insécurités structurelles qui attirent les électeurs vers l’extrême droite, mais cette dernière est en grande partie un phénomène de l’offre. En d’autres termes, elle est puissante non pas en raison des insécurités, mais parce qu’elle réussit à les exploiter, et en raison de ce que les autres partis n’ont pas réussi à faire. Si j’ai raison, il y a une marge de manœuvre. Si la gauche a permis à l’extrême droite d’accéder au pouvoir, elle a aussi la possibilité de l’en faire sortir. Et je pense que nous y parviendrons en ne tombant pas dans le piège qui consiste à copier l’extrême droite. Il faut tenir un discours sur la propriété. Il y a des gens qui ne peuvent plus se permettre de louer un appartement en Europe – c’est la prochaine grande crise, et c’est aussi une question écologique, donc nous avons besoin de partis qui sont vraiment capables de s’y attaquer.
Article original : http://www.greeneuropeanjournal.eu/not-a-done-deal-the-far-right-trend-and-how-to-reverse-it