À qui appartient le Niger ?

La chronique de Quentin Mouron • Sphère d’influence. L’expression est rapidement devenue le symbole de toutes les calamités dont on pensait, naïvement, s’être débarrassé en entrant dans le 21e siècle : colonialisme, impérialisme, racisme.

Quentin Mouron (DR)

Février 2022. L’armée russe entre en Ukraine. Les États occidentaux condamnent. Les plateaux de télévision bourdonnent d’experts plus ou moins compétents et de militaires bavards. Une expression devient alors familière pour le grand public : celle de « zone (ou sphère) d’influence ». Cette expression ambiguë désigne la prétention d’une nation souveraine à exercer une emprise directe sur les choix politiques et économiques d’une autre nation souveraine. Comme l’explique Pierre-Yves Hénin dans les colonnes du journal Libération : « En engageant les opérations militaires contre l’Ukraine, Vladimir Poutine a montré qu’il ne renonçait pas à la guerre pour réaliser son objectif la reconstitution d’une sphère d’influence russe dans l’espace de l’ancienne Union soviétique. »

Sphère d’influence. L’expression est rapidement devenue le symbole de toutes les calamités dont on pensait, naïvement, s’être débarrassé en entrant dans le 21e siècle : colonialisme, impérialisme, racisme. Et voici que les Russes surgissaient sur le devant de la scène de l’histoire, avec l’irrationnelle prétention de décider de ce qui devait se passer – ou ne pas se passer – hors de ses frontières. C’est dire si, sur les plateaux de télévision, l’expression « zone d’influence » était prononcée avec mépris, avec dédain, quand ce n’était pas avec haine.

Or, tout a changé il y a quelques semaines. Le mot, vertueusement placé dans un purgatoire lexical, semble avoir retrouvé ses ailes pour se hisser jusqu’au paradis des expressions en vogue. Depuis le putsch du général Tchiani au Niger, les éditorialistes et les experts des plateaux de télévision ont cessé leurs moues nauséeuses : « Zone d’influence » désigne désormais un espace neutre dans laquelle la France et les Etats-Unis interviennent par charité et grandeur d’âme, dans l’intérêt bien compris des populations locales (ces ingrats !).

Le soutien populaire dont le général putschiste bénéficie à Niamey (moins dans le reste du pays) devrait a minima interroger les puissances occidentales présentes dans la région. Comment en arrive-t-on à souhaiter le renversement de son propre gouvernement ? Comment en arrive-t-on à préférer un coup de force aventureux au respect des institutions démocratiques ? Comment en arrive-t-on à fragiliser délibérément une situation sécuritaire extrêmement précaire, dans un pays ravagé par les groupes djihadistes et les bandes criminelles ? Que la colère qui gronde depuis deux ans dans les rues du Mali, du Burkina et du Niger soit autre chose que de l’ingratitude manipulée par la propagande russe, voici ce que nombre de commentateurs européens, surtout français, sont incapables de concevoir. Que la présence prolongée de l’armée d’un pays dans un autre – y compris lorsque cela est le fruit d’un accord dûment signé – puisse être perçue par les peuples comme de l’ingérence, voire comme une résurgence impérialiste ou coloniale, voilà ce que les généraux en retraite de LCI ont tant de difficulté à admettre.

Par ailleurs, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), emmenée par le Nigeria, avait fixé un ultimatum aux putschistes au dimanche 6 août. Celui-ci ayant été ignoré, la CEDEAO n’exclut pas une intervention militaire – au risque d’un conflit ouvert avec le Mali et le Burkina, alliés des putschistes – pour rétablir « l’ordre constitutionnel » chez leur voisin turbulent, considéré comme faisant partie de leur légitime « sphère d’influence ». Cette perspective, qui s’éloigne de semaine en semaine, est certes considérée comme malheureuse, voire néfaste, mais sans pour autant qu’elle appelle des condamnations particulièrement musclées. Peu de commentateurs ou d’experts semblent se préoccuper des conséquences réelles d’une intervention militaire pour la population de l’un des pays les plus pauvres du monde. On lit même que Paris soutiendra la décision que prendra la CEDEAO, quelle que celle-ci puisse être.
Pour lors, la possibilité d’une telle intervention semble faible, et la population nigériane a fait clairement savoir ce qu’elle en pensait, de même que de nombreux responsables politiques des pays de la CEDEAO. En attendant, l’expression « zone d’influence » se trouve à nouveau du bon côté de l’histoire. Il faut donc proposer une nouvelle définition, qui n’a plus grand-chose de commun avec celle que nous donnions ci-dessus. Zone d’influence : pays souverain dans lequel d’autres nations souveraines prétendent exercer leurs bons offices humanitaires et démocratiques, y compris contre la volonté des populations locales, voire au péril de celles-ci. Comme le disait un général dépité sur le plateau de BFMTV : « Si les Nigériens ne comprennent pas qu’on est là pour les aider, c’est franchement dommage ! »