La fausse nationalisation du lithium de Boric

Chili • Le 20 avril, le président chilien, Gabriel Boric a présenté sa Stratégie nationale du lithium, en ouvrant la possibilité de concessions aux privés. (Par Elena Rusca et réd.)

Exemple de mine de lithium au Salar de Olaroz en Argentine. (Planet Labs, Inc.)

La stratégie dévoilée prévoit de créer une société nationale du lithium, qui sera chargée à terme de l’exploitation de ce minerai. L’objectif sera d’associer cette future société à des entreprises privées sous forme de joint-ventures. Le gouvernement souhaite cependant que la participation de l’Etat soit toujours majoritaire dans les projets d’exploitation. Encore faut il un accord du Parlement, où Boric n’a pas la majorité.

«Au Chili, aujourd’hui, le lithium n’est extrait que dans le Salar d’Atacama, mais même ainsi, la production de notre pays représente plus de 30% du marché mondial. Le potentiel que nous avons est énorme. En plus du ce Salar, il y a plus de 60 marais salants et lagunes salées. Cette politique sera donc aussi une croisade pour les explorer, évaluer leur potentiel extractif et, très important, délimiter également les zones protégées et les lagunes où les plantes ne seront pas installées», a précisé le communiqué du président.

Une «nationalisation» que les entreprises aiment

Le Chili possède en effet les plus grandes réserves de lithium au monde, qui, pour l’instant, ne sont pas encore pleinement exploitées. Aujourd’hui, face au nouveau business créé par la transition écologique, ce minéral est devenu une richesse bien plus précieuse que le pétrole. Concernant l’administration de ces ressources, il existe déjà une prescription dans la controversée Constitution des années 1980. Elle est contenue dans l’article 19, paragraphe 24, selon lequel «l’État exerce un contrôle absolu, exclusif, inaliénable et imprescriptible sur toutes les ressources minérales. Il appartient à la loi de déterminer quelles substances […] peuvent faire l’objet d’une licence d’exploration ou d’exploitation. Ces concessions seront toujours décidées avec résolution légale […]».

Malgré l’interdiction constitutionnelle des concessions au Chili, premier producteur mondial de cuivre, des contrats spéciaux pour la production de lithium sont donc autorisés par la loi. Deux concessions sont actuellement en vigueur au profit de SQM (Sociedad Quimica y Minera de Chile) (1) qui prospecte jusqu’en 2030 sur 81’000 hectares et d’Albermarle, société étasunienne, qui exploite 16’000 hectares jusqu’en 2043. Et Boric s’est engagé à respecter fidèlement les contrats en cours avec les deux entreprises jusqu’à la fin de leur validité. Selon Swissinfo, les communautés locales du Désert d’Atacama ont indiqué à travers la voix du président du Conseil des Peuples d’Atacama, Vladimir Reyes, qu’elles n’avaient pas été consultées sur ce sujet et souhaitaient pouvoir intégrer la suite des discussions, en particulier autour des considérations environnementales que l’exploitation du lithium implique.

Cette possibilité d’exploitation de la ressource attise les convoitises comme le montre le bonheur discret de Wealth Minerals, une société fondée dans le Salar de Atacama et dédiée à l’extraction du lithium, qui nous a fait le commentaire suivant sur la mesure de Boric: «Après l’annonce faite par le président, la possibilité s’est ouverte pour nous d’entrer (dans le marché) en tant qu’actionnaire minoritaire en partenariat avec l’Etat  et donc d’aller dans le sens d’une maîtrise d’ouvrage impliquant l’Etat, les entreprises privées et la société civile. Le gouvernement, tout en maintenant la majorité du capital entre les mains de l’État et en respectant les dispositions constitutionnelles, a incorporé des sociétés privées. Tous les Chiliens en bénéficient, étant donné que l’État reconnaît qu’il n’a pas l’expertise technique pour développer rapidement des projets basés sur ce métal complexe, dont le marché durera 15-20 ans, un remplacement qui est déjà en phase expérimentale».

Entreprise en éternel développement

Tom Gatehouse, que nous avons interviewé pour El Clarín de Chile, explique très bien tous les défis auxquels les sociétés doivent faire face dans les zones minières dans le dernier livre qu’il vient de publier, The Hearth of our Earth (Le coeur de la terre): «Depuis l’époque de Christophe Colomb et des conquistadors espagnols, l’histoire de l’Amérique latine a été étroitement liée à l’exploitation minière. Cependant, au cours des dernières décennies, l’industrie a pris de vastes nouvelles dimensions, devenant bien plus puissante et destructrice que toute activité expérimentée au cours des périodes précédentes. Poussées par les prix élevés des minerais, les sociétés minières se sont installées dans des pays où elles étaient auparavant peu ou pas présentes, s’aventurant dans des zones de plus en plus reculées et écologiquement sensibles, telles que les hautes montagnes des Andes et au plus profond de la jungle amazonienne. Cela a conduit à des changements sociaux et environnementaux sans précédent: des paysages entiers ont été radicalement transformés et des modes de vie, qui ont peu changé au cours des siècles, ont parfois complètement disparu. Malheureusement, à mesure que l’exploitation minière s’est développée, les conflits sociaux se sont également multipliés, les communautés de première ligne se mobilisant pour défendre leurs terres, leur eau, leurs moyens de subsistance et leurs cultures. Cette résistance s’est étendue à toute la région et a pris les formes les plus diverses: de postes de contrôle aux enquêtes de terrain; du sabotage au théâtre de rue. Alors que certaines communautés ont payé un lourd tribut à leur opposition, d’autres ont remporté des victoires impressionnantes.»

Plutôt que de parler de transition écologique, il faudrait parler d’un business écologique, dans lequel des pays comme le Chili, qui n’ont pas la technologie pour transformer leur matière première en produit d’exportation, sont de toute façon destinés à prendre du retard.

José Pimentel, ancien ministre bolivien des mines et de la métallurgie à l’époque d’Evo Morales, nous avait expliqué ce problème à propos du lithium bolivien: «Le lithium seul, en tant que matière première, est très demandé mais, pour nous, en tant que pays , son commerce n’a aucun intérêt: un projet d’exportation de matière première serait un petit profit sans valeur ajoutée, tandis que l’industrialisation et la production de batteries seraient une source d’emplois dans les usines et la valeur du produit serait beaucoup plus élevée. Si nous ne le faisons pas, nous en sommes réduits à vendre du lithium et à acheter des batteries.»

Dans les premiers stades du développement économique des pays économiquement moins développés, les principaux problèmes macroéconomiques sont la disponibilité de l’épargne, pour financer les investissements nécessaires au développement industriel, et celle des devises étrangères, nécessaires pour payer les importations de machines, d’équipements et de biens intermédiaires que ce processus requiert. Avec le retour des flux de capitaux et le rôle croissant du financement privé national, l’attention s’est de plus en plus portée sur la manière de gérer les cycles d’expansion et de récession des flux de capitaux privés, tout en évitant les crises financières nationales potentielles et les crises de la dette internationale.

Dans les économies de ce type, s’il est très difficile d’être détenteur de matières premières, il l’est encore plus de parvenir à une industrialisation effective, du fait que les Etats sont obligés de vendre ses ressources naturelles telles quelles, sans pouvoir réellement gravir les échelons du développement économique et social : on reste donc dans des limbes infinis, à un stade de développement, qui ne cesse en fait de se développer. Le Chili de Boric est au milieu de ces limbes.

(1) Selon Reuters, la société chilienne SQM a proposé de payer environ 40,6 millions de dollars pour une concession de 20 ans. Elle a devancé ses rivaux Posco Consortium, composé de Posco Ltd, Mitsui & Co, Daewoo International Corp et du mineur Li Energy Spa, et le mineur chilien NX UNO de Peine.