Où va le football ?

Sport • Entre mainmise des grands clubs sur la Ligue des champions, émergence d’un championnat saoudien ou future Coupe du monde 2026 à 48 équipes, ce secteur déploie son gigantisme. Interview de Raffaele Poli, responsable de l’Observatoire du football au Centre international d’étude du Sport (CIES) de Neuchâtel, qui ne botte pas en touche.

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Le football business semble plus mondialisé que jamais. C’est aussi votre constat ?

Raffaele Poli
Il y a une accélération du phénomène, mais il n’est pas nouveau. Après sa naissance en Angleterre, ce sport a largement été diffusé dans le monde à travers des voyageurs anglais ou suisses actifs dans les sphères commerçantes. Si le football s’adressait dans un premier temps aux élites, il est rapidement adopté par les masses populaires. Il devient sans tarder le sport favori des gens, à l’exception d’Etats comme l’Inde, les Etats-Unis – même si aujourd’hui il est devenu le premier sport en termes de pratiques sportives des jeunes – ou la Chine. Ce qui change réside dans la mondialisation du produit à travers des droits télévisuels qui explosent, notamment pour le Premier League anglaise, la plus valorisée au niveau mondial.

Une des raisons de l’accélération de ce marché est liée au fameux arrêt Bosman, du nom de ce jouer belge dont le FC Liège avait refusé le transfert vers le club français de Dunkerque, et qui a porté l’affaire devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) ? Pourriez-vous expliquer le sens du changement ?

Avant la décision de la Cour de justice des Communautés européennes en 1995, les équipes étaient soumises à des quotas de joueurs étrangers, pour permettre qu’une relève locale puisse s’aguerrir dans les compétitions. A partir de la décision de la CJCE, qui considérait que ces restrictions allaient à l’encontre du Traité de Rome et de la libre-circulation des personnes, le marché des transferts des joueurs communautaires, mais aussi des sportifs non communautaires ressortissants d’États ayant signé des accords d’association ou de coopération avec l’Union européenne, s’est alors ouvert. Cette fin des limitations à trois joueurs étrangers dans les clubs a cependant induit des déséquilibres. Les plus grands clubs, notamment en Angleterre, suivis par les clubs italiens ou le PSG plus récemment, ont désormais le pouvoir juridique et financier de concentrer dans leurs rangs tous les meilleurs joueurs.

Dans les années 90, le championnat anglais, victime par le passé de hooliganisme, est devenu la Premier League avec une transformation hyper compétitive du modèle économique du football. Qu’est-ce que cela a signifié ?

En 1992, les meilleurs clubs anglais se sont émancipés de la Fédération anglaise de football en créant une ligue dotée d’une grande autonomie conçue comme un véritable produit commercial pour augmenter leurs revenus. Cela leur a particulièrement bien réussi au point que leur nouvelle offre a supplanté le championnat italien alors dominant sur la scène internationale. Le corollaire de la création de ce produit devenu exclusif a notamment été l’augmentation des prix des billets et abonnements, réservant l’accès au football à un milieu plutôt aisé et ayant en grand partie éliminé le problème de l’hooliganisme dans les stades.

Les clubs comme le FC Barcelone restent pourtant endettés. Quid du fair-play financier instauré en 2010 par l’UEFA et qui demande que les clubs ne dépensent pas plus d’argent qu’ils n’en gagnent ?

Les grands clubs restent largement endettés. La Juventus de Turin pourrait par exemple être recapitalisée une troisième fois en cinq ans. Ces découverts sont souvent liés à des gestions peu clairvoyantes, voire même douteuses, ou pour le moins très opaques, notamment concernant tout ce qui touche aux transferts des joueurs. Il est important d’avoir une bonne gestion des clubs si l’on ne veut pas hypothéquer leur avenir. Force est de constater que peu de clubs sont gérés de manière à en assurer une durabilité économique.

En ce qui concerne le fair-play financier, il a permis d’amener plus de transparence et de contrôle dans les comptes des clubs, mais la difficulté à punir les infractions, notamment pour les clubs les plus puissants, reste un problème. Cela ne s’est pas arrangé depuis que les clubs, via l’Association européenne des clubs (ECA), siègent au Comité exécutif de l’UEFA et détiennent avec cette dernière la moitié des parts de la société qui organise la Ligue des champions. Les règles existent mais elles ont plutôt tendance à être progressivement aménagées plutôt qu’appliquées en tant que telles.

Alors qu’ils étaient relativement rares dans les championnats, les joueurs africains sont de plus en plus nombreux à jouer en Europe. En Belgique, des scandales de trafic de joueurs d’Afrique de l’Ouest menés par des agents véreux avaient fait la une des journaux dans les années 1990. Où en est-on aujourd’hui ?

Cette présence s’accroît du fait que certains clubs européens, comme le FC Metz, ont mis en place des partenariats, avec le Sénégal pour le club lorrain, pour former des joueurs. Par rapport aux trafics ayant émergé lors du premier boom des années 1990, par contre, et bien que les abus n’aient pas totalement cessé, les filières se sont institutionnalisées et les joueurs bénéficient d’une meilleure protection. La recherche de talents en Afrique s’explique pour bien de raisons. La première est que ce continent est passionné de football et qu’il y a donc une culture de jeu. La deuxième est que l’Afrique recèle de nombreux jeunes joueurs talentueux, avec des qualités athlétiques et techniques très demandées. Pour finir, le football représente aussi pour ces joueurs un formidable outil de promotion sociale. La détection, à travers notamment des moyens vidéos, a aussi beaucoup évolué. Ce qui permet de sélectionner rapidement des joueurs aux quatre coins du globe. Les réseaux de transferts se sont aussi professionnalisés.

Contre toute attente, l’Arabie saoudite vient de monter un championnat, qui a recruté des stars comme Karim Benzema ou Riyad Mahrez. Quel est l’objectif des Saoudiens ? Est-ce la mise en place d’une stratégie de « soft power » de la part de Mohammed ben Salmane ?

Plusieurs raisons expliquent ce phénomène, notamment des causes internes. Tout comme le Maroc ou le Qatar, l’Arabie saoudite a une population jeune et la promotion du football donne un signal, de l’espoir à cette tranche de la population. Ces investissements vont aussi dans le sens d’une modernisation du pays. Du fait du pic de l’exploitation pétrolière annoncé, ce pays veut aussi diversifier son économie, notamment en favorisant le sport, ce qui l’a conduit par exemple aussi à devenir propriétaire du Newcastle FC en Angleterre. Ces investissements sont aussi des instruments de soft power pour permettre à ce pays trouver sa place dans le concert des nations, mais il s’agit bien plus que de soft power.

Les grands clubs européens comme le Real de Madrid voulaient mettre en place une Super league européenne de football semi-fermée. Dans le même temps, l’UEFA a mis en place la Ligue Europa Conférence, où l’on trouve des petits clubs nationaux. Que penser de ce contraste ?

L’UEFA a le derrière entre deux chaises. Elle a besoin des grands clubs pour sa Ligue des champions, qui lui apporte de grosses recettes financières, mais elle se doit aussi de soutenir les clubs moins riches. La saga de la Super League finalement avortée et l’émergence en avril dernier de l’Union des clubs européens (UEC), qui veut représenter les petites et moyennes formations professionnelles et apporter un contrepoids à l’influence qu’ont les gros clubs à travers l’ECA, ont quelque part rappelé à l’UEFA ses responsabilités vis-à-vis de l’ensemble des étages de la pyramide du football.