La télévision publique suisse vient de dénoncer un nouveau scandale aux répercussions nationales : l’abbaye de Saint-Maurice, dépendant directement du Vatican, a été le théâtre d’abus sexuels répétés.
L’émission d’investigation Mise au point de la Radio Télévision Suisse (RTS) a récemment rapporté qu’au moins neuf prêtres de ce haut lieu du catholicisme suisse, situé dans le traditionnel canton du Valais, ont été impliqués dans des abus sexuels.
Des accusations indéniables, un scandale médiatique grandissant
La RTS enquête depuis plusieurs semaines et, sur la base de divers témoignages, a mis au jour de nouveaux soupçons d’abus qui touchent également les responsables de l’institution, dont deux ont été directement mis en cause. Ces cas, survenus pour la plupart entre 1995 et 2005, ont été systématiquement ignorés ou dissimulés par la hiérarchie ecclésiastique. (1)
La RTS a basé son enquête sur des documents judiciaires et des témoignages anonymes de victimes d’abus, ainsi que sur des entretiens avec d’anciens employés de l’institution. Deux des victimes ont accepté de témoigner devant la caméra. L’une d’entre elles a raconté avoir été abusée à l’âge de douze ans par un chanoine encore en fonction. La victime, Mélanie Bonnard, aujourd’hui âgée d’une trentaine d’années, en a alors parlé à sa mère, qui l’a accompagnée pour porter plainte. Le chanoine a réfuté toutes les accusations et l’affaire a été classée en 2005. Selon le rapport de police, le juge, dans une attitude complice, a ordonné aux responsables de «limiter leurs investigations». «A sa discrétion et sur ses ordres», conclut le rapport, «aucune enquête n’a été menée dans les milieux fréquentés par le prêtre, en particulier dans les écoles où il enseigne depuis de nombreuses années». Dans une lettre ultérieure, le chanoine a remercié le juge pour son travail.
Un deuxième témoin, Dominique Mure, a parlé ouvertement aux journalistes et s’est souvenu avoir été tripoté alors qu’il n’avait que cinq ans par un oncle prêtre de la même abbaye dans la grange de la maison de sa grand-mère, à laquelle il rendait régulièrement visite.
La dénonciation télévisée touche la hiérarchie même de l’institution, qui ne dépend pas du diocèse de Sion mais directement du Vatican. En septembre, le père Jean Scarcella, accusé d’abus sexuels, a démissionné de son poste de directeur de l’abbaye. Son successeur, le chanoine Roland Jaquenoud, est lui-même également soupçonné d’abus sexuels dans une affaire remontant à 2003.
Bien que la direction de l’abbaye ait refusé de répondre à cette dénonciation de la RTS, elle a été obligée de publier un communiqué officiel en raison des répercussions de l’affaire. Selon l’abbaye, sur les neuf cas cités par Mise au point, «un seul est encore en cours, trois ont été jugés au cours des 20 dernières années et cinq chanoines sont décédés».
Deux jours plus tard, l’Abbaye est à nouveau au centre de la scène médiatique suisse. Le 22 novembre, un quadragénaire, qui a étudié à l’école de l’institution entre 1990 et 1995, a révélé au quotidien Le Temps une situation rocambolesque vécue alors qu’il n’avait que 14 ans: une séance photo, à moitié nu (seulement en slip), dans un dortoir devant un chanoine qui était alors le préfet de l’institution. Une semaine plus tard, le dimanche 26 novembre, la RTS diffusait la suite de l’émission. Elle annonce alors qu’une douzaine de personnes ont contacté la semaine précédente la télévision publique pour témoigner, dont deux devant la caméra.
Entre-temps, le 23 novembre, l’abbaye a convoqué une conférence de presse pour «présenter ses excuses aux victimes» pour ce qu’elles ont dû subir dans cette histoire d’abus de la part de certains des chanoines impliqués.
Abus sexuels dans l’Église: un vice systémique
Le scandale qui vient d’éclater au cours de la troisième semaine de novembre s’inscrit dans le cadre d’ «un large éventail de situations d’abus sexuels dans le contexte de l’Église catholique». C’est par ces mots qu’un groupe de recherche indépendant de l’université de Zurich a intitulé le rapport commandé par la Conférence des évêques suisses elle-même. Leurs recherches ont permis d’identifier 1’002 cas avérés d’abus au sein de l’institution depuis 1950. (3)
L’équipe de recherche a trouvé «des preuves d’un large éventail de situations d’abus sexuels, allant d’échanges problématiques de limites à des abus systématiques plus graves et durables». Ce premier rapport conclut la phase initiale de l’enquête, qui se poursuivra jusqu’en 2026. Résultat de l’enquête : 510 personnes accusées d’abus (en grande majorité des hommes) et 921 personnes affectées. Trente-neuf pour cent des cas concernaient des femmes et 56% des hommes les 5% restants concernaient des victimes dont le sexe n’a pas pu être établi avec certitude. Près de trois victimes sur quatre étaient mineures au moment des faits.
Selon le rapport, c’est la première fois dans l’histoire de l’Eglise catholique suisse qu’une équipe d’enquête indépendante a pu consulter des documents d’archives ecclésiastiques – dont certains étaient auparavant secrets – relatifs à des abus de cette nature. L’enquête indique que les 1’002 cas d’abus sexuels dans ce pays ont été commis «par des membres du clergé catholique romain, des employés de l’Église et des membres de communautés religieuses».
«Les situations identifiées ne représentent certainement que la partie émergée de l’iceberg», expliquent Monika Dommann et Marietta Meier, deux des historiennes impliquées dans la recherche. Toutes deux soulignent qu’un grand nombre de sources susceptibles de documenter d’autres situations d’abus sexuels restent à examiner, comme les archives des communautés religieuses, des écoles, des pensionnats et des foyers catholiques, ainsi que les documents des autorités diocésaines et étatiques. Ils ont également vérifié la destruction de documents dans deux diocèses, dont celui de Sion, région où se trouve l’abbaye dans le scandale que la RTS vient de révéler.
Couvrir et couvrir les abuseurs
Le rapport identifie trois environnements sociaux et de pouvoir dans lesquels des abus ont été commis. La pastorale est le lieu où la majorité des cas se sont produits (près d’un sur deux). L’aumônerie (principalement les conversations ou consultations confessionnelles), le service de l’autel et l’enseignement religieux, ainsi que les prêtres en contact direct avec des groupes d’enfants et de jeunes, sont particulièrement exposés. Le deuxième domaine le plus important est celui de l’éducation et de l’assistance sociale, principalement dans les foyers, les écoles, les internats et les établissements catholiques. Enfin, les ordres religieux et les communautés apparentées.
Si les révélations sont frappantes par le nombre de cas mis au jour, elles ne le sont pas moins, comme le souligne l’étude, par la preuve d’une dissimulation systématique de la part de l’Église. «Dans les situations analysées, le droit canonique n’a pratiquement pas été appliqué pendant une grande partie de la période d’enquête. Au contraire, un grand nombre de cas ont été dissimulés, couverts ou minimisés». Le rapport conclut que «les autorités ecclésiastiques transféraient régulièrement les clercs accusés et condamnés, parfois même à l’étranger, dans le but d’éviter les poursuites pénales séculières et d’assurer leur réaffectation».
Ce faisant, «les intérêts de l’Eglise catholique et de ses dirigeants ont été privilégiés au détriment du bien-être et de la protection des paroissiens».
Exode accéléré des paroissiens
Les églises majoritaires en Suisse (catholique romaine et protestante réformée) connaissent depuis des années une érosion constante de leurs effectifs. En 2021, selon les statistiques officielles, les premières représenteront 33,7% de la population, les secondes 21,8%. Entre 2010 et 2021, les premiers ont perdu 6 points de pourcentage de membres, les seconds 7. Les seuls à avoir progressé sont les musulmans (qui représenteront en 2021 environ 7% de la population du pays) et, fondamentalement, le secteur qui déclare n’avoir aucune appartenance religieuse. Ce secteur, qui dépasse aujourd’hui 30% de la population, a fortement augmenté depuis 1950, où il représentait à peine 1%.
Ce déclin, plus marqué chez les protestants que chez les catholiques romains, a été accentué par les récentes allégations d’abus sexuels au sein de l’Eglise elle-même. A la suite du rapport de l’université de Zurich, quelque 500 paroissiens ont quitté l’Eglise catholique dans le canton ultra-religieux de Fribourg en l’espace de trois semaines seulement.
Cet exode accéléré se répercute déjà, et de manière sensible, sur la collecte annuelle des prestations monétaires auxquelles les églises ont droit en vertu de l’«impôt» ecclésiastique. Des centaines de fidèles de Saint-Gall, Lucerne, Bâle et Zurich ont choisi de renoncer à cette contribution.
En Suisse, la plupart des cantons accordent aux églises traditionnelles un statut de droit public les autorisant à prélever un impôt ecclésiastique. Tout paroissien qui s’identifie officiellement à l’une de ces églises paie un «impôt» ecclésiastique (environ 1% de son revenu brut), qui est ensuite reversé à l’église de son choix. Le canton de Vaud, dont le chef-lieu est Lausanne, fait figure d’exception : en l’absence d’un tel système, les pasteurs et les prêtres perçoivent des salaires comme s’ils étaient des fonctionnaires.
Cet exode, qui s’est accéléré depuis la publication des scandales publics, renforce toutefois une tendance que l’institution connaît depuis longtemps. Selon les sources officielles, la désaffiliation a presque triplé au cours des dix dernières années (de 13’809 en 2011 à 34’182 en 2021).
Crise structurelle et abus répétés à grande échelle ébranlent une Eglise plus que jamais dans les cordes. Avec des milliers et des milliers de victimes, dont certaines se renforcent aujourd’hui et sortent de l’anonymat pour poursuivre leurs auteurs, des violeurs avec des crucifix.