Un impôt sur la fortune, possible et nécessaire

Société • Le dernier rapport de l’Observatoire sur l’évasion fiscale montre que les multinationales ont caché 1’000 milliards de dollars de bénéfices dans les paradis fiscaux en 2022 et propose des alternatives comme l’imposition de la fortune ou une taxation juste des transnationales. Interview de l’économiste Quentin Parrinello. (Entretien réalisé par Jonathan Lefèvre, paru dans Solidaire, adapté par la rédaction)

(Seksan)

Depuis peu, il existe un impôt mondial de 15 % sur les bénéfices des multinationales. Quel est le premier bilan que vous pouvez en tirer ?

Quentin Parrinello En théorie, c’est un pas de géant. C’est la première fois que la communauté internationale trouve un accord sur un montant minimum qui devrait être payé par des multinationales. Jusqu’à présent, ce taux minimum n’existait pas. On peut estimer qu’il est trop faible et c’est notre cas. Mais c’est quand même une avancée par rapport à des années où le fait de baisser les impôts des multinationales était vu comme une bonne pratique économique. Philosophiquement, ce retournement du discours est important à analyser et à célébrer.

Autre bonne nouvelle : l’architecture de cette taxation. Si un pays refuse de mettre en place cet impôt minimal, un autre pays pourra taxer les multinationales à sa place. Ce qui veut dire que si l’une d’elles met des actifs dans un pays qui a un taux d’imposition très bas, un autre pays peut la faire passer à la caisse Reste qu’en pratique, il y a plusieurs problèmes. Le taux effectif sera inférieur à 15 % à cause d’une série d’exonérations. Et certains pays se lancent dans une compétition fiscale, non plus au niveau du taux d’impôt, mais sur le crédit d’impôt (réduction de l’impôt pouvant être remboursé à l’entreprise ou au contribuable, ndlr).

Jusque dans les années 1980, en France, en Belgique et dans d’autres pays occidentaux, le taux de l’impôt des sociétés et entreprises était de 50 %. Aujourd’hui, il est plus proche de 25 %. Comment expliquer cette chute ?

A cause de l’émergence d’une idéologie unique : la théorie du ruissellement qui dit que plus vous baissez les impôts des entreprises, plus elles font de profits et plus elles vont réinvestir ceux-ci dans l’économie réelle, en créant de la croissance. C’est une thèse de l’économie néolibérale.Le résultat fait qu’au niveau de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), le taux d’impôt sur les sociétés tourne autour de 22 %. C’est un taux nominal, le taux effectif (une fois pris en compte les exonérations) est encore plus bas. Cette course entre Etats à l’impôt le plus modique pose problème. Elle pousse tous les pays à se lancer dans une spirale vers le bas en réduisant l’impôt (et donc les recettes) pour avoir un taux plus faible que le voisin et espérer ainsi attirer les entreprises. Nous, nous proposons une imposition minimum sur les entreprises de 25 % qui rapporterait 250 milliards de dollars chaque année. Ce n’est pas négligeable.

Le manque de transparence autour des montages fiscaux est aussi un problème. Comment agir pour plus de transparence ?

Une grande partie des analyses que notre Observatoire fait aujourd’hui sont possibles parce qu’il y a de plus en plus de données publiées. Généralement, elles sont transmises par les entreprises ou par les riches contribuables aux administrations fiscales et ne sont pas nécessairement publiques. Une des grandes batailles à venir pour la transparence a trait au « reporting fiscal » pays par pays, grand standard de transparence des multinationales, qui permet de savoir dans quel(s) pays les multinationales enregistrent leurs profits, où elles paient des impôts et où est elles ont des salariés. Le reporting pays par pays n’est pas aujourd’hui public. Il va l’être partiellement, dans un certain nombre d’Etats.

En 2023, des géants comme TotalÉnergies ont annoncé des bénéfices historiques. Les plus grosses entreprises françaises (CAC 40) ont versé près de 100 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires. Qu’est-ce que ces chiffres vous inspirent ?

Cela montre simplement qu’il y a un petit nombre d’acteurs qui concentrent de plus en plus de pouvoir. Total n’est pas le seul. Les géants du pétrole font des bénéfices records depuis quelques années. Cela nous amène au débat sur les surprofits. L’Union européenne a essayé de s’y attaquer en mettant en place une taxe sur ces bénéfices excédentaires2. Elle pose quelques problèmes car elle est extrêmement vulnérable à l’évasion fiscale. Ce qui fait que dans beaucoup de pays européens, le résultat de l’imposition des sur-profits est assez décevant. Nous souhaitons améliorer ce type d’impôt. On a fait une proposition pour un impôt plus efficace. Mais ce n’est pas uniquement une question de fiscalité, c’est aussi une question de monopole de grandes entreprises du pétrole, mais aussi de l’agro-alimentaire.

Parlons des super riches : quelques-uns comme Marlene Engelhorn, héritière de la famille qui possède BASF, demandent à être plus taxés. Pourquoi, selon vous ?

Cette proposition est utile au débat public puisque le fait de ne pas taxer les plus riches n’est pas une loi de la nature. Par le passé, on a eu des taux d’imposition des plus fortunés beaucoup plus élevés et le fait de les imposer à des niveaux bas est le résultat de l’émergence d’une idéologie néolibérale qui disait que baisser les impôts sur les plus nantis allait relancer l’investissement. Aujourd’hui, on arrive au bout de ce cycle et on voit qu’une majorité de l’opinion publique supporte l’idée d’une hausse des impôts pour les plus privilégiés. Cette volonté ne s’est pas matérialisée encore au niveau gouvernemental, mais ça peut aller vite. Je pense aussi que ce n’est pas aux plus riches de décider eux-mêmes leur niveau de taxation, c’est à la société de décider de la contribution juste de chacun.

Votre Observatoire préconise de taxer le patrimoine plutôt que le revenu. Pourquoi ?

Quand vous êtes nantis, il est facile de structurer votre richesse pour générer peu de revenus taxables. L’impôt sur le revenu, qui est l’outil central de taxation des individus, ne réussit pas à taxer les plus riches. Notre étude le démontre, en englobant non seulement l’impôt sur le revenu, mais aussi la TVA, les cotisations sociales, l’ensemble des impôts sur la consommation, l’impôt sur les sociétés. Même en prenant en compte tous ces impôts, les plus riches paient proportionnellement moins que le reste de la population. La question est donc : comment réussit-on à faire participer ces personnes qui sont plus prospères que les autres, mais qui paient moins d’impôts sur le revenu ? Du fait qu’il est facile de changer la nature de ses revenus, de les structurer pour qu’ils passent d’une catégorie imposable à une catégorie non imposable, la meilleure façon de faire contribuer les plus riches est d’imposer leur fortune. En comptabilisant aussi le patrimoine, les biens immobiliers, mais également les parts dans les entreprises.

Quel est le rôle des gens dans ce défi ?

Les mouvements sociaux sont essentiels, parce qu’ils ont un impact sur l’opinion publique et que les gouvernements réagissent à cette préoccupation. Les travailleurs ont un droit de regard sur la manière dont fonctionne la société, notamment via les syndicats. On a eu plusieurs cas assez récemment, en France, de syndicats qui saisissent la justice pour des pratiques de blanchiment de fraude fiscale de leur propre entreprise. Je pense à Alstom ou très récemment à McDonald’s. Les mouvements sociaux ont un rôle évident à tenir sur ce sujet. Celui-ci ne doit pas être cantonné à une discussion entre gouvernements. Il faut que les gens se saisissent de ce sujet.

1 https://www.taxobservatory.eu/fr/publication/global-tax-evasion-report-2024/

2 Le 30 septembre 2022, les ministres européens de l’énergie avaient approuvé une « contribution temporaire de solidarité » sur les profits des entreprises de production et de raffinage de pétrole, de gaz et de charbon, qui ont débouché sur des résultats mitigés dans chaque pays.