«La guerre, conséquence d’une crise politique»

Portrait • Chaque mois, nous vous proposons le portrait d’une personne ordinaire dont les expériences, le vécu et les idées n’ont que trop peu de place dans les médias dominants. Pour ce numéro, nous avons rencontré un couple de musiciens ukrainiens établis en Suisse depuis 2004, Vira Korolova et Yaroslav Ayvazov.

Yaroslav Ayvazov et Vira Korolova sont tous les deux nés à Kiev. (DR)

L’inquiétude et la tristesse se lisent sur les visages de Vira et Yaroslav lorsqu’ils m’accueillent dans leur appartement situé à Noiraigue, à l’entrée du Val-de-Travers. Depuis deux semaines, ils sont sans nouvelles des parents de Vira, qui vivent près de Kiev dans une région proche des combats. «Je ne pense pas qu’ils voudront partir de chez eux, mais c’est terriblement angoissant de ne pas avoir de nouvelles», me confie Vira. Quant à la mère de Yaroslav, qui se trouve en ce moment à Lviv, il se peut qu’elle décide de quitter le pays.

Voir leur pays en guerre, c’est une souffrance énorme pour ces deux Ukrainiens qui se sont toujours considérés comme des frères du peuple russe. Vira est d’ailleurs elle-même russo-ukrainienne et le russe est leur première langue maternelle, celle qu’ils parlent entre eux, celle qu’ils ont transmise à leurs trois enfants. Pour mieux comprendre la complexité de ce qui se joue actuellement, en Ukraine, je leur demande de me parler de leur parcours.

Yaroslav Ayvazov et Vira Korolova sont tous les deux nés à Kiev. Lui en 1972, elle en 1983. Ils vivent une enfance heureuse dans la capitale de l’Ukraine, qui est alors l’une des quinze Républiques de l’Union soviétique. «A cette époque, on n’aurait jamais pu imaginer qu’un jour notre pays, l’URSS, n’existerait plus et que les choses évolueraient vers une confrontation avec la Russie», se souvient Yaroslav. «Pour nous, la différence entre russophones et ukrainophones n’avait aucun sens. La langue parlée dépendait de la tradition régionale et les documents officiels étaient rédigés dans les deux langues. Ce n’était en aucun cas un facteur de division entre les gens».

La musique les amène en Suisse

Vira fait la connaissance de Yaroslav au Conservatoire de musique de Kiev, où elle étudie le violon et lui l’alto. Après quelques temps, en 2004, ils font leurs valises pour la Suisse, Yaroslav ayant la possibilité d’étudier avec un professeur d’alto hongrois à Neuchâtel. Vira quant à elle, entre à l’Académie de violon de Kayaleh, à Cran-près-Céligny dans le canton de Vaud. Après avoir terminé leurs études, ils cherchent du travail en Suisse, mais se trouvent face à une difficulté quasi insurmontable. «Nous avions des permis étudiants, ce qui ne nous permettait pas de travailler en Suisse», explique Vira. «Pour avoir un permis de séjour stable, nous aurions dû trouver une place de travail qui ne pouvait être occupée par aucun Suisse. Dans le monde musical, c’était impossible.»

Les services de migration leur signifient de quitter la Suisse au plus tard en mai 2014. Mais alors qu’ils s’y rendent pour les vacances avec leurs enfants en 2013, ils se rendent compte qu’il sera impossible pour eux de rentrer vivre dans leur pays d’origine. «En novembre-décembre 2013, tout commençait à exploser en Ukraine. L’hystérie antirusse montait, puis le coup d’État en février 2014 et la guerre contre les Républiques du Donbass», se rappelle Yaroslav. «Nous étions opposés au nationalisme du gouvernement ukrainien issu de Maidan. Le nationalisme divise toujours. C’est même son but : diviser pour régner». Vira complète: «Notre principale inquiétude concernait nos enfants, qui parlent parfaitement le russe mais pas l’ukrainien.» Le couple décide donc de rester en Suisse coûte que coûte.

Lutter pour pouvoir rester

C’est le début d’une longue période pendant laquelle les Ayvasov-Korolova devront vivre sans statut légal tout en se battant pour le droit de rester sur le territoire helvétique. Des années difficiles, qui seront toutefois marquées par la solidarité des habitants de la région qui se mobiliseront même pour que cette famille appréciée de tous ne soit pas renvoyée. Finalement, après que le dossier fasse son chemin jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, une solution à l’amiable est trouvée avec les autorités migratoires suisses et la situation de la famille est régularisée en 2021. La vie peut reprendre plus normalement, mais le répit sera de courte durée.

Le déclenchement des opérations militaires russes a été un choc pour le couple, car s’ils étaient conscients des tensions montantes dans leur pays, Yaroslav et Vira ne s’attendaient pas à ce que les choses aillent aussi loin. Pour Vira, dans les circonstances actuelles, «il faut essayer de faire la part des choses entre nos émotions et nos analyses. Nous sommes abattus par les évènements qui se déroulent. Il faudrait être fou pour vouloir la guerre. Mais même si nous n’approuvons pas les actions de la Russie, le gouvernement ukrainien porte également une responsabilité. Zelensky n’a pas tenu ses promesses de paix et il n’a cessé de provoquer la Russie. La guerre est la conséquence d’une grande crise politique et diplomatique qu’il faut essayer de comprendre». Yaroslav abonde: «J’aimerais conseiller aux lecteurs de s’intéresser aux déroulements des évènements. A ce qui s’est passé hier. Regardez comment la situation a évolué. Une guerre ne nous tombe jamais sur la tête par hasard. Il y a une préface, il y a une histoire sur laquelle il faut se pencher.» 

Je leur demande comment ils réagissent face à certaines réactions antirusses, dans le domaine de la culture par exemple. Pour Vira: «Dans toutes les situations, on doit rester humain. Pas menacer, insulter ou interdire les œuvres de quelqu’un juste parce qu’il est russe ou ukrainien. Il faut rester des êtres humains et s’entraider. Moi je suis une fille de l’Union soviétique et même s’il y avait des défauts en URSS, j’ai été éduquée avec l’idée que la paix et l’amitié entre les peuples, peu importe la nationalité ou la couleur de peau, c’est très important. C’est cela que nous essayons d’apprendre à nos enfants.» Et Yaroslav d’ajouter: «Ouvrez vos cœurs! Nos yeux sont souvent aveuglés, mais on peut faire confiance à nos cœurs.»

Leur contribution pour la paix passe aussi par la musique. Après mon départ, le couple se prépare en effet pour le concert qu’il donnera le soir même dans un village voisin. Des chants ukrainiens et russes, pour que les liens entre les peuples et les cultures restent toujours plus forts que la guerre.

Amanda Ioset