Les marginaux de Russell Banks

Littérature • L’auteur américain, qui nous a quittés le 7 janvier dernier, était l’un des plus grands écrivains des laissés-pour-compte de la classe ouvrière.

Avec Oh, Canada pistant les dernières heures d’un documentariste, Russell Banks, disparu en janvier dernier à 82 ans, offre une forme d’autoportrait kaléidoscopique et testamentaire. Son personnage de cinéaste y interroge la mémoire sur « ce qui reste – de soi, des autres – lorsqu’on a passé sa vie à se dérober.» Au fil d’une écriture directe et réaliste, l’auteur n’a cessé d’explorer les mêmes thèmes : classe ouvrière, famille, stigmatisations raciales, violence et justice sociale. Actif politiquement, il se positionne contre l’intervention militaire américaine en Irak et combat le Patriot Act. Au gré d’une vingtaine de romans et recueils de nouvelles, il a dressé le portrait des humbles dans l’Amérique du XXe siècle. D’Affliction, sismographe psychologique d’un homme brisé par la violence paternelle et critique acerbe des valeurs viriles à De beaux lendemains, poignant récit à plusieurs voix d’une bourgade traumatisée par un accident de car scolaire, ses œuvres sont imprégnées de la vie des classes populaires, dont il était issu. Il voit ainsi le jour en 1940 à Newton (Massachussetts). Son père plombier « alcoolique cynique et déprimé depuis sa jeunesse » (introduction à L’Ange sur le toit, nouvelles) quitte le domicile familial quand il a 12 ans. Meurtrissure d’enfance, la figure paternelle est souvent présente dans ses livres. «Si je n’étais pas devenu écrivain, j’aurais certainement péri jeune d’une mort violente», aimait-il à dire.

Amitié communiste

Russell Banks n’a pas son pareil pour raconter les difficultés de la classe ouvrière à travers des figures luttant contre pauvreté, toxicomanie, problèmes de classe et d’origine raciale. En témoignent Pourfendeur de nuages, roman historique sur l’abolitionniste américain John Brown oscillant entre émancipation et violence terroriste et American Darling, portrait en forme de saga d’une Américaine issue de la bourgeoisie de gauche s’exilant au Liberia, où l’auteur séjourna. Après avoir dévoré l’œuvre du poète et romancier humaniste dépeignant l’Amérique ordinaire, Walt Whitman, tout débute pour le jeune homme au détour d’un atelier d’écriture avec l’écrivain juif et communiste Nelson Algren. Ce dernier, harcelé par le FBI pour ses prises de position sur la guerre du Vietnam donne voix aux marginaux : pauvres, Noirs, prostituées, criminels. Son exemple le guidera dans l’écriture et la défense des lanceurs d’alerte Snowden, Assange et Manning. Un goût pour le 8e art se lit dans son intérêt pour le travail du photographe Greogry Crewdson commentant ses tableaux vivants photographiques figeant des êtres au cœur de situations ambiguës à l’inquiétante étrangeté dévoilant «tout ce qui a transformé le Rêve Américain en cauchemar» (préface à Sous la surface des roses).

Pour faire barrage à l’abandon et la solitude, le besoin d’être reconnu, si ce n’est aimé est au cœur de ses intrigues. « Il existe toujours en Amérique de vastes espaces, où l’on ne croise pas âme qui vive. On ressent alors intensément cet incroyable sentiment d’isolement», nous confiait-il de sa voix douce. En 1985, Continents à la dérive soulignant la violence domestique et le racisme lui assure une aura internationale. Un réparateur de chaudière exilé en Floride pour cause de précarité télescope la destinée d’une jeune Haïtienne fuyant la brutalité et la pauvreté de son pays natal. Lointain souvenir de ma peau s’adosse au parcours cabossé d’un délinquant sexuel en liberté conditionnelle et ses difficultés d’intégration sociale. Recueil de récits, Voyager prend le pouls de cette plume magistrale ayant parcouru le monde, des îles Caraïbes aux sommets des Andes et de l’Himalaya en passant par la visite à Fidel Castro. Banks nous expliquait enfin : «Le lecteur apporte aux fictions, ses mémoires, peurs, rêves, cauchemars, réflexions et expériences passées occasionnelles. Ainsi en va-t-il de l’écrivain modulant sur les mêmes matériaux. C’est le moment où ces deux mondes intimes vulnérables entrent en connexion et communient qui me fascine».