Dans les magasins aussi, nous payons trop cher

Economie • La grande distribution suisse s’insurge du fait que les consommateurs aillent de plus en plus faire leurs courses à l’étranger. Mais les pratiques commerciales de nos supermarchés sont une des causes principales de cette situation.

(Raw Pixels)

A la tête de la Fédération du commerce de détail suisse (Swiss Retail, pour les intimes), qui représente les intérêts de 1’600 détaillants, parmi lesquels Lidl, Aldi, Ikea ou encore Manor, et dont le chiffre d’affaires cumulé atteint les 23 milliards de francs, on trouve la conseillère nationale PLR Christa Markwalder. Cette dernière a récemment pointé du doigt les acheteurs qui passent les frontières cantonales en quête de marchandises meilleur marché à l’étranger. En effet, ils seraient de plus en plus nombreux à pratiquer ce « tourisme d’achat », à en croire les chiffres de la Fédération, qui estime à 10,2 % l’augmentation des paiements effectués à l’étranger au premier semestre 2023, un phénomène apparemment visible dans plusieurs cantons, tels que Neuchâtel, Genève ou même Saint-Gall.(1)

De quoi affoler les acteurs de la branche face à ce phénomène leur coûtant non seulement quelque 8,5 milliards de francs par an, mais qui représente aussi à leurs yeux une perte de « civisme » de la part des consommateurs concernés, au point de leur faire regretter la période Covid, ce temps où le virus de l’achat transfrontalier n’était, de fait, pas un problème (2). Rapidement après les annonces de Swiss Retail, afin de tenter d’endiguer cet afflux, les marchands, en ordre de bataille, interpellent la Confédération avec leurs solutions miracles : abaisser la franchise-valeur (la limite d’achats à l’étranger exempte de TVA) de 300 à 50 francs et augmenter les contrôles aux frontières.

Touristes précaires

En tant que rédactrice en chef adjointe du mensuel Bon à Savoir, lu par près de 375’000 personnes, Laura Drompt en connaît un rayon sur les préoccupations des consommateurs suisses. Nous lui avons demandé son avis sur ces propositions émanant des représentants du commerce de détail : « Que l’on envisage de serrer la vis et de rendre la tâche plus compliquée pour ces personnes qui cherchent à bien se nourrir à des prix décents, du point de vue des consommateurs, c’est très difficilement audible. Les retours actuels de notre lectorat, ajoute-t-elle, montrent que tout le monde s’inquiète sur la façon d’arriver à boucler le mois quand absolument tout augmente de manière ahurissante. On ne parle pas ici de courses de luxe, mais bien d’achats du quotidien pour de nombreuses familles, qui peuvent ainsi se permettre de consommer de la viande ou des produits bio.»

Déjà écœurant depuis longtemps, en deux ans, les prix suisses de l’alimentation ont continué de prendre l’ascenseur : pratiquement 10 % de plus concernant la farine, les céréales et le pain ; plus de 10 % d’augmentation pour les œufs, le lait et le fromage ; 15% pour le beurre, plus de 20% pour la margarine ou encore pas loin de 15% pour le sucre. Alors que, dans le même temps, de nombreux cantons voient le nombre de poursuites privées exploser (3). Laura Drompt s’interroge : «Quand on trouve une certaine huile d’olive espagnole ou grecque à 3 euros en France et à 7 francs en Suisse, qu’un magazine vendu à 18 francs dans un kiosque suisse peut être trouvé à 8 euros, qu’une choucroute produite à Genève coûte 17,70 francs chez nous et 9,60 euros de l’autre côté de la frontière (4), qui doit-on blâmer ?» Mais du côté des grands acteurs du commerce de détail, aucun mea culpa. Au contraire, à les écouter, les prix pratiqués dans les magasins suisses seraient le fruit de plusieurs éléments : des marges nettes basses, soi-disant à cause de salaires élevés pour le personnel et de normes de production particulièrement exigeantes, quand ce n’est pas le commerce en ligne ou la concurrence de certains discounters qui réduisent leurs chiffres. Alors, faut-il les comprendre ?

Les bonimenteurs font dans le détail

«La Suisse est un îlot de cherté, et lors de nos enquêtes nous n’arrivons jamais à expliquer l’entier des écarts de prix observés», lance Laura Drompt. Mais, est-ce faux pour autant de dire que les salaires et autres coûts structurels que supportent les commerçants sont plus élevés ici qu’ailleurs ? « On ne peut pas nier, en Suisse, qu’une personne travaillant en caisse gagne davantage qu’une personne à la caisse dans un magasin français, par exemple. Mais les écarts de prix que l’on constate entre la Suisse et la France sont tellement massifs que l’écart salarial n’est pas proportionnel.

Quant aux coûts structurels, ils peuvent renchérir un peu les prix, mais encore une fois pas aux niveaux observés », répond la rédactrice en chef adjointe. A l’appui de ses affirmations, elle évoque de nombreux cas dévoilés au cours d’enquêtes menées par Bon à Savoir, tous plus choquants les uns que les autres. Parmi eux, un produit Lattesso, vendu notamment à la Migros, et sur lequel le magasin empoche plus de 60 % de la somme, s’offrant de cette façon une marge brute de près de 200 %. Ou encore des haricots trouvables chez Coop et Migros, vendus sept fois plus cher que le montant versé au producteur, pour une marge brute atteignant les 700 %, alors que les légumes sont simplement mis en sachet avant de finir dans un frigo (5). « Il y a d’un côté un producteur rémunéré au lance-pierre, de l’autre des consommateurs qui paient très cher et, entre les deux, une structure qui fait de l’argent. Et ce serait mentir que de dire que tous les milliards engrangés de cette manière finissent uniformément dans les poches des travailleurs du commerce de détail. »

Droit à une alimentation saine

Laura Drompt nous apprend enfin que son journal reçoit toujours plus de témoignages de personnes forcées de rogner sur la qualité de leurs achats, et ce par manque de moyens. Un fait qui l’inquiète particulièrement : « Quand on voit les substances néfastes que contiennent des produits non bio, ou encore la pollution de cours d’eau au chlorothalonil provoquée par l’agriculture conventionnelle, tandis que les coûts de la santé continuent d’augmenter, il est clair qu’une alimentation saine ne devrait pas être un choix lié au pouvoir d’achat, mais bien un droit à ne pas participer à ces réactions en chaîne, délétères pour la santé des consommateurs et des écosystèmes ». Premières solutions à privilégier selon elle ? Plafonner les prix de denrées de première nécessité de qualité, et mettre en place un Observatoire des prix apte à mettre un terme à l’opacité des marges de la grande distribution. Une mesure également prônée par Uniterre.(6)

1 Puissante reprise du tourisme d’achat, Swiss Retail, le 31 août 2023.
2 Écouter notamment le débat sur la question dans l’émission Forum du 25 août 2023.
3 Des Suisses s’endettent pour pouvoir manger, Le Matin Dimanche, le 30 juillet 2023.
4 www.bonasavoir.ch/article/article-detail/choucroute-suisse-vendue-au-prix-francais
5 www.bonasavoir.ch/article/article-detail/quand-les-tabous-tombent
6 voixpopulaire.ch/2023/08/17/campagne-pour-des-prix-equitables